Réduire l’usage des pesticides : quand les agriculteurs s’inspirent de leurs pairs

Source: The Conversation – France (in French) – By Rose Deperrois, Doctorante en économie, Inrae; Université Grenoble Alpes (UGA)

S’inspirer de ses semblables et changer ainsi ses habitudes, c’est quelque chose qui s’observe souvent pour tout type de comportement. C’est aussi un levier d’action non négligeable pour réduire les pesticides, quand les injonctions perçues comme « venant d’en haut » font parfois freiner des quatre fers les premiers concernés.


Qu’il s’agisse de se mettre au vélo pour aller travailler, d’arrêter de fumer ou bien de découvrir un nouveau genre musical, nos vies sont ponctuées de changements inspirés par ceux qui nous entourent. Nos habitudes se transforment rarement seules : elles se propagent, s’imitent, s’apprennent. C’est aussi le cas pour les agriculteurs, qui s’inspirent des expériences de leurs proches pour faire évoluer leurs propres pratiques. Ce processus de diffusion des connaissances et d’influence au sein de réseaux de pairs est désigné par le concept d’apprentissage social.

Prendre en compte ces effets de pairs dans la conception de politiques publiques agricoles offre une piste prometteuse pour la promotion de pratiques économes en pesticides, dont les effets néfastes sur la santé et l’environnement ont été largement documentés par la communauté scientifique.

Plusieurs études se sont déjà penchées sur l’importance de l’apprentissage social dans l’évolution des comportements, et notamment des changements de pratiques des agriculteurs. Les économistes Benyishay et Mobarak montrent ainsi que les agriculteurs sont plus susceptibles d’adopter une nouvelle technologie agricole si celle-ci leur est présentée et expliquée par d’autres agriculteurs qui leur ressemblent.

Cette transmission entre pairs est prometteuse au vu de la difficulté à faire changer les pratiques des agriculteurs. Les programmes agro-environnementaux fondés sur des subventions individuelles censées rémunérer l’effort environnemental des exploitants sont souvent perçus comme des normes arbitraires imposées d’en haut par des acteurs déconnectés des enjeux agricoles réels, et se soldent en effet régulièrement par des échecs.

C’est particulièrement vrai pour les pratiques économes en pesticides, qui cristallisent les tensions entre modèle productiviste et modèle durable, rendant leur adoption complexe à généraliser.

Dans ce contexte, notre travail s’est donc interrogé sur la capacité de l’apprentissage social à générer un bénéfice environnemental. Et s’il était un levier efficace pour diminuer l’usage des pesticides ? C’est ce que nous avons pu démontrer, sur la base d’une étude de cas d’un programme agro-environnemental d’un genre nouveau, fondé sur un réseau d’agriculteurs volontaires : le programme DEPHY.

DEPHY, laboratoire d’un changement de modèle

Cette initiative a été lancée en 2010 au sein du plan Écophyto, un dispositif affichant l’objectif ambitieux d’une réduction de 50 % de l’usage des pesticides avant 2018. Le programme Démonstration, Expérimentation et Production de références sur les systèmes économes en PHYtosanitaires (DEPHY) est un réseau de 3 000 exploitations agricoles engagées dans une démarche volontaire de réduction des pesticides. Celles-ci ont pu bénéficier d’une assistance technique gratuite et de conseillers spécialisés pour repenser leurs utilisations de pesticides. Le but ? Proposer des trajectoires concrètes de changements de pratiques, issues de l’expérience des agriculteurs.

DEPHY permet ainsi d’expérimenter, sur plusieurs années, une combinaison de pratiques alternatives, telles qu’une amélioration des rotations des cultures afin de perturber le cycle des ravageurs, l’optimisation de la densité des semis et l’espacement des rangs pour favoriser la bonne santé des plantes, la production de différentes variétés de cultures pour réduire la pression des maladies, mais aussi la sélection de variétés à maturité précoce.

D’autres techniques sont explorées, comme le remplacement des pesticides par des outils mécaniques ou encore l’usage des méthodes de biocontrôle qui placent les mécanismes naturels et les interactions entre espèces comme instruments phares de la protection des cultures.

Le programme repose également sur le partage de connaissances produites par les expérimentations des fermes DEPHY. Lors d’une journée de démonstration, la ferme engagée dans le programme DEPHY accueille d’autres agriculteurs qui peuvent ensuite tester chez eux les méthodes qu’ils ont découvertes lors de leur visite. Au fil du temps, la pratique peut ainsi se répandre dans tout le secteur : c’est l’effet domino du bouche-à-oreille agricole.

Impacts du programme

Si les actions mises en place n’ont pas permis, pour l’instant, la diminution de moitié qui était visée, les résultats de ce programme démontrent néanmoins une certaine efficacité, avec une baisse de 18 % à 38 % de l’usage des pesticides dans les exploitations participantes entre la période précédant l’implantation de DEPHY et la moyenne 2018-2020.

En France, dix cultures concentrent 90 % des usages de pesticides. Notre étude a choisi de se focaliser sur la filière « grandes cultures, polyculture, élevage », qui a vu l’usage de pesticides baisser de 26 % en moyenne au sein des agriculteurs DEPHY. Cette filière représente approximativement 67 % de l’usage des pesticides en France, elle est donc particulièrement stratégique pour examiner la réduction des pesticides au niveau français.

Dans ce contexte, nous avons ainsi tâché d’évaluer les retombées de ce programme en distinguant ses effets chez les agriculteurs directement impliqués et ceux constatés chez les observateurs actifs. Nous avons ainsi voulu répondre à une question cruciale : comment généraliser les pratiques économes en pesticides au-delà du cercle restreint d’agriculteurs DEPHY ?

Les « agriculteurs observateurs » qui ont pu se rendre à des journées de démonstration étaient environ trois fois plus nombreux que les participants.

Résultat du programme DEPHY ou motivation initiale ?

On pourrait cependant rétorquer que les agriculteurs qui ont participé à DEPHY, ou bien qui sont allés observer ce programme étaient tous volontaires : ils étaient donc sans doute déjà intéressés par l’agroécologie et auraient peut-être modifié leurs pratiques de toute manière. Dans ce cas, les performances observées au sein du réseau refléteraient moins l’efficacité du dispositif lui-même que le profil particulier de ses participants.

Afin d’éviter ce biais, nous avons construit des groupes d’exploitations comparables en tous points – taille, type de production, contexte géographique et économique – ne différant que par la proportion de fermes engagées, directement ou indirectement, dans le programme.

L’analyse statistique de ces groupes, fondée sur les enquêtes du Ministère en charge de l’agriculture et de l’alimentation conduites entre 2006 et 2021, montre que les baisses observées dans l’usage des pesticides ne peuvent être attribuées aux seules caractéristiques initiales des agriculteurs, mais traduisent un effet réel de diffusion des pratiques agroécologiques.

Changer les pratiques, une visite à la fois

Au final, les résultats de notre étude mettent en avant l’impact de l’apprentissage social. Ce dernier, qui se manifeste ici par une baisse de l’usage des pesticides chez les agriculteurs observateurs après leur visite dans des exploitations DEPHY, est quantifiable : une augmentation de 1 % de la proportion d’observateurs dans un groupe d’exploitations agricoles réduit ainsi l’usage moyen de pesticides de ce groupe de 0,05 % à 0,07 % entre la période pré-programme (2006-2011) et la période post-programme (2017-2021). En extrapolant, cela signifierait que doubler la proportion d’observateurs (une augmentation de 100 %) dans un groupe reviendrait à réduire de 5 % à 7 % l’usage moyen de pesticides dans ce groupe, simplement en organisant plus de visites.

Avec de tels résultats, le programme DEPHY présente un rapport coûts-bénéfices particulièrement intéressant pour réduire l’usage des pesticides. Augmenter les visites des exploitations participantes au programme DEPHY semble prometteur au vu de la force des résultats obtenus : un coût supplémentaire minime pour une réduction conséquente de l’usage des pesticides. L’apprentissage social apparaît ainsi comme un levier efficace, que les pouvoirs publics gagneraient certainement à déployer plus largement afin d’accompagner un changement plus global de notre modèle agricole.


Solal Courtois-Thobois et Laurent Garnier ont participé à la rédaction de cet article.

The Conversation

Rose Deperrois a reçu un financement de thèse de l’Office Français de la Biodiversité (OFB).

Adélaïde Fadhuile a reçu un financement de l’ANR pour le projet FAST – Faciliter l’Action publique pour Sortir des pesTicides (référence 20-PCPA-0005) et IDEX UGA (référence 15-IDEX-0002).

Julie Subervie a reçu un financement de l’Agence Nationale de la Recherche pour le projet FAST – Faciliter l’Action publique pour Sortir des pesTicides (référence 20-PCPA-0005).

ref. Réduire l’usage des pesticides : quand les agriculteurs s’inspirent de leurs pairs – https://theconversation.com/reduire-lusage-des-pesticides-quand-les-agriculteurs-sinspirent-de-leurs-pairs-269965