Source: The Conversation – in French – By Christophe Premat, Professor, Canadian and Cultural Studies, Stockholm University
Cent quarante ans après sa pendaison, Louis Riel divise encore. Rebelle, prophète, député, traître ou père du Manitoba, son héritage raconte un pays qui peine toujours à comprendre ses propres fondations.
Le 16 novembre marquait les 140 ans de l’exécution de Louis Riel (1844‑1885), chef politique et religieux des Métis, défenseur des droits territoriaux et culturels de son peuple dans les Prairies canadiennes. Jugé pour trahison à la suite de la Rébellion du Nord-Ouest de 1885, sa mort ne se réduit pas à un simple événement historique : elle permet de revisiter un moment fondateur du Canada moderne et d’évaluer la manière dont les enjeux soulevés par Riel, à savoir souveraineté, droits territoriaux, pluralisme culturel, restent profondément actuels. Loin d’être figé dans les archives ou dans les livres d’histoire, Riel revient régulièrement dans les débats politiques, dans les créations artistiques et dans les discussions sur l’identité canadienne.
En tant que directeur du Centre d’études canadiennes à l’Université de Stockholm, j’ai remarqué l’intérêt des étudiants pour les questions liées au multilinguisme au Canada et notamment pour la construction de la Confédération canadienne. L’un de mes domaines de recherche concerne la lutte pour la visibilité des cultures autochtones.
Riel, porte-voix d’un peuple métis en quête d’autonomie
Riel occupe en effet une place singulière dans la mémoire collective. Issu d’une communauté qui naît de l’entrelacement entre populations autochtones et colons européens, il devient le porte-parole d’un espace culturel distinct, attaché à ses terres, à ses traditions et à sa langue. Dans la Résistance de la Rivière Rouge en 1869 puis dans celle du Nord-Ouest en 1885, il défend la légitimité d’un peuple métis cherchant à préserver son autonomie dans un contexte d’expansion étatique vers l’Ouest.
Derrière le conflit militaire se cache une confrontation entre deux visions du pays. D’un côté, un projet de construction nationale centré sur un pouvoir fédéral fort et un modèle colonial de gestion du territoire. De l’autre, une conception enracinée dans la pluralité linguistique, la reconnaissance des peuples autochtones et la gouvernance locale.
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Une pensée politique portant sur la reconnaissance des droits culturels
Contrairement à d’autres grandes figures politiques, Riel n’a jamais publié de livre. En effet, il a laissé un ensemble impressionnant de manuscrits, de mémoires, de lettres, de réflexions religieuses et de textes politiques. Ses écrits de prison, le Mémoire sur les droits des Métis de 1885 ou encore les documents associés au mouvement de l’Exovedate témoignent d’une pensée riche et complexe. L’Exovedate était un conseil politique formé autour de Louis Riel en 1874, chargé de guider son action religieuse et nationale et de réfléchir à l’avenir politique des Métis.
Ces écrits dévoilent un homme convaincu que les Métis pouvaient participer pleinement à la création d’un Canada respectueux des différences culturelles, à condition que leurs droits soient reconnus de manière équitable. Ils montrent également un individu profondément marqué par l’isolement politique, souvent incompris par les autorités fédérales comme par certains de ses propres partisans.
L’héritage vivant des Métis aujourd’hui
Cet héritage textuel nourrit aujourd’hui la réflexion des Métis du Canada, dont la position politique a évolué de manière significative ces dernières décennies. La reconnaissance constitutionnelle, les avancées judiciaires en matière de droits territoriaux, la structuration d’organisations métisses provinciales, ou encore le renouveau linguistique autour du michif, donnent un nouveau relief aux aspirations portées par Riel au XIXe siècle.
Pour beaucoup, sa vie et son action rappellent que les droits métis sont une réalité historiquement ancrée dans les Prairies canadiennes. Les revendications contemporaines concernant les terres, les ressources naturelles, la gouvernance locale ou la représentation institutionnelle prolongent directement les débats dans lesquels Riel s’était engagé.
La figure de Riel dans la culture populaire
Ce retour de Riel dans la conversation nationale est également visible dans la culture populaire. Le cinéma, la littérature et les arts visuels réinterprètent régulièrement son image. Le film The Universal Language en offre un exemple récent et marquant. Ce film de Matthew Rankin tourné au Manitoba en farsi propose une fable politico-linguistique où l’histoire et la mémoire métisse deviennent les ressorts d’une réflexion inventive sur les langues minoritaires et la résistance culturelle. Riel y apparaît comme une figure de résistance culturelle, un symbole de la fragilité des langues minoritaires et de la résilience des communautés marginalisées. Le film capte la manière dont Riel est devenu un repère visuel et narratif pour réfléchir aux rapports entre langue, pouvoir et appartenance.
Dans d’autres œuvres, qu’il s’agisse de romans graphiques, de performances artistiques ou de pièces de théâtre, Riel est évoqué tour à tour comme visionnaire, martyr politique ou acteur incompris de son époque. Son exécution, longtemps présentée comme une sanction contre un rebelle armé, est aujourd’hui interprétée à la lumière des injustices structurelles qui ont marqué l’histoire des relations entre l’État canadien et les peuples autochtones.
Les droits territoriaux des Métis
Si Riel continue de fasciner, c’est aussi parce que les questions qu’il posait demeurent ouvertes. L’articulation entre souveraineté autochtone et cadre fédéral canadien reste au cœur des discussions contemporaines sur les traités modernes et l’autonomie gouvernementale. Les enjeux fonciers, qui avaient déclenché une partie des tensions dans les Prairies, reviennent dans les litiges actuels concernant les droits territoriaux des Métis.
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La question linguistique, qu’il s’agisse de la place du français ou des langues autochtones, s’inscrit dans une réflexion plus large sur la capacité du Canada à protéger la diversité culturelle qui le caractérise. Enfin, la place de Riel dans les commémorations publiques révèle à quel point le pays continue de débattre de son propre récit national.
Reconnaissance nationale tardive
Le Canada a mis du temps à reconnaître officiellement la contribution de Riel. Ce n’est qu’en 2019 que le Parlement a officiellement désigné le 16 novembre comme Journée Louis-Riel, marquant une relecture plus nuancée de son rôle politique ; la province du Manitoba, qui lui rend hommage depuis longtemps à travers une journée fériée provinciale et diverses commémorations officielles, avait déjà reconnu son apport historique essentiel. Cette reconnaissance s’inscrit dans un processus plus large de réévaluation du passé colonial et de prise en compte des injustices faites aux peuples autochtones. Dans ce contexte, Riel devient un médiateur entre mémoire et présent, un point de départ pour mieux comprendre comment le pays a été construit et comment il pourrait évoluer.
Commémorer les 140 ans de son exécution revient à interroger les fondements mêmes du Canada contemporain. Riel incarnait une conception du pays qui reposait sur le dialogue, la pluralité et la reconnaissance des entités politiques autochtones. Revisiter cette vision, c’est se demander si le Canada actuel est en mesure de donner une place réelle aux Métis, aux Premières Nations et aux Inuit dans la manière dont il se pense lui-même.
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Christophe Premat est directeur du Centre d’études canadiennes de l’Université de Stockholm depuis 2017. Il a fondé un cours d’été d’introduction aux études canadiennes dont la première édition a eu lieu en 2021 grâce au financement du Conseil Nordique des Ministres (NPHE-2020/10138). Il a récemment dirigé un ouvrage avec Sara Bédard-Goulet intitulé “Nordic and Baltic Perspectives in Canadian Studies” (https://stockholmuniversitypress.se/books/e/10.16993/bci).
– ref. Cent quarante ans après sa pendaison, le métis Louis Riel divise encore – https://theconversation.com/cent-quarante-ans-apres-sa-pendaison-le-metis-louis-riel-divise-encore-269856
