Bamako est sous pression, mais pas assiégée : la différence a toute son importance

Source: The Conversation – in French – By Lamine Doumbia, Research Associate – Dep. African History /Institute for Asian and African Studies, Humboldt University of Berlin

Depuis plus d’une décennie, le Mali peine à venir à bout des « djihadistes » autour de Gao, Kidal et Ségou. Le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM), affilié à Al-Qaïda, est considéré comme le plus violent des groupes terroristes opérant dans la région, compte tenu de l’ampleur de ses attaques.

Le groupe veut imposer sa propre interprétation stricte de l’islam et de la charia. Il a récemment intensifié ses opérations dans certaines zones du Mali. Cela a mis à rude épreuve les routes commerciales et l’approvisionnement en produits de première nécessité, notamment en carburant.

Face à cela, plusieurs médias s’inquiètent d’une crise sécuritaire qui s’aggrave. Cependant, en tant que chercheurs maliens, nous pensons que certaines de leurs affirmations sont exagérées. Nous travaillons dans les domaines des études africaines, de l’anthropologie sociale, de l’histoire, de l’économie et des études en développement, et menons des travaux de terrain à Bamako depuis six mois. Notre analyse s’appuie aussi sur nos recherches sur les marchés urbains et la résilience sociale en Afrique de l’Ouest.

Nous estimons que ce qui est rapporté relève davantage de conjectures fondées sur certains signaux que sur des conclusions solides étayées par des preuves empiriques.

Par exemple, la crise du carburant à Bamako a été interprétée comme uniquement la conséquence directe d’activités terroristes. Mais les limites institutionnelles, structurelles et gouvernementales à bien organiser l’approvisionnement et le stockage du carburant ont dû jouer aussi un rôle important dans cette situation.

Les efforts du gouvernement n’ont pas encore permis de stabiliser durablement la situation. Mais cela ne signifie pas pour autant que la capitale est assiégée.

Nos observations de terrain montrent une réalité différente. Bamako est sous forte pression et certaines activités sont perturbées. Mais les marchés continuent de fonctionner et les habitants font preuve d’une solidarité et d’une capacité d’adaptation remarquables dans leur vie quotidienne.

La nuance est importante. Il ne s’agit pas de minimiser la crise, mais de la décrire avec précision, en tenant compte de sa complexité et des réalités locales.

Au-delà du récit de l’effondrement

Décrire Bamako comme « assiégée » risque d’occulter une réalité sociale complexe. Les routes sont certes moins sûres, mais la ville continue de fonctionner.

Les marchés continuent de fonctionner, même si les conditions sont difficiles. Les écoles, bien que fermées par intermittence, ont rouvert après deux semaines de fermeture. Beaucoup de communautés urbaines mobilisent des formes locales de résilience. Les analyses externes négligent trop souvent ces aspects.

Qualifier cette situation de « blocus » revient à confondre perturbation logistique et encerclement militaire. Un blocus impliquerait qu’aucun mouvement de personnes ou de marchandises n’est possible, ce qui n’est pas le cas. Ce à quoi nous assistons, c’est un étouffement progressif des artères économiques de la ville, et non un siège total.

Réalités quotidiennes : marchés et difficultés

Pour comprendre la crise actuelle autour de Bamako, il faut retracer son histoire. Comme l’explique l’anthropologue social émérite Georg Klute, les conflits dans la région du Sahara-Sahel ont longtemps pris la forme de « petites guerres » asymétriques et nomades.

Il ne s’agissait pas de guerres totales, mais de confrontations mobiles et négociées, fondées sur des stratégies d’autonomie et de survie dans des environnements marginaux. Ce que nous observons aujourd’hui s’inscrit dans la continuité de cette tradition de contestation localisée.

Ces « petites guerres» asymétriques ont évolué pour devenir des insurrections hybrides mêlant modes de résistance historiques, revendications politiques depuis les années 1990 et idéologie terroriste transnationale.

Cette trajectoire était déjà visible il y a plus de dix ans, lorsque le coup d’État de 2012 a été suivi par l’occupation du nord du Mali par des séparatistes touaregs et des groupes terroristes islamistes.

Autrefois célébré comme un modèle de démocratie, le Mali est entré dans un cycle prolongé de fragilité, marqué par des coups d’État militaires, une autorité fragmentée et l’effritement de la confiance publique.

Si Bamako est confrontée à des pénuries et à une hausse des prix, l’épicentre des difficultés économiques se situe plus au nord et à l’est, dans les régions de Mopti, Kayes et Ségou. Des études récentes montrent comment les groupes armés se sont immiscés dans la vie économique quotidienne. Ils contrôlent les marchés, taxent les routes commerciales et réglementent la mobilité.

À Mopti, des factions « djihadistes » ont mis en place des systèmes de gouvernance parallèles, collectant des impôts « zakat », appliquant leurs propres codes de justice et offrant une sécurité minimale en échange de la conformité.

À Ségou, les réseaux de transport sont étroitement surveillés. Les agriculteurs et les commerçants sont souvent contraints de payer des taxes informelles pour transporter des marchandises entre les villages. Ces mesures ont perturbé les économies locales, réorienté les chaînes de valeur et imposé de nouvelles hiérarchies de contrôle.

Ce qui avait commencé comme une insurrection localisée dans les périphéries nomades touche désormais le cœur urbain de la vie politique et économique du Mali.

Pourtant, comme nous l’avons observé lors de notre récente étude de terrain au Grand Marché de Bamako, il ne s’agit pas d’une guerre menée uniquement avec des armes, mais aussi d’une lutte pour la survie, la dignité et la souveraineté.

Résilience et solidarité

Au cours de nos récentes recherches sur le terrain consacrées à la dynamique des marchés urbains et aux contestations en Afrique de l’Ouest, nous avons pu constater à quel point la crise actuelle a bouleversé la vie quotidienne à Bamako.

Au Grand Marché, le cœur commercial de la ville, les commerçants et les consommateurs sont confrontés à des difficultés. La pénurie de carburant a perturbé la circulation des marchandises et des personnes, rendant les transports rares et coûteux.

Cette pénurie a déclenché une réaction en chaîne. Les prix des produits de base ont explosé et les coupures d’électricité se sont multipliées. Cela affecte le stockage frigorifique, les petites industries et les moyens de subsistance des ménages. Bien que nous ne disposions pas de données officielles, nous avons observé que les travailleurs « non déclarés » – qui constituent la majorité de la main-d’œuvre de Bamako – ont vu leurs sources de revenus s’effondrer.

Pourtant, la résilience et la solidarité restent frappantes. De nombreux commerçants continuent de parcourir de longues distances à pied pour se rendre au marché, souvent sans savoir si des clients viendront. Le samedi, lorsque le carburant est devenu un peu plus disponible, les marchés ont retrouvé leur ambiance et attiré de nombreux vendeurs et acheteurs.

Partout dans la ville, de longues files d’attente se forment devant les stations-service. Les habitants attendent patiemment et s’entraident en partageant de l’eau, des informations et en multipliant les petits gestes de solidarité.

De ces scènes se dégage une forte impression de solidarité, une volonté collective de tenir et de s’adapter. Face au manque de carburant, les habitants de Bamako réinventent leur vie quotidienne grâce à l’entraide, à la persévérance et à un sentiment d’appartenance à la communauté.

Dans ce contexte, la leçon est claire : une escalade militaire seule ne saurait pas résoudre une crise qui a pris racine dans le tissu social. Comme le montrent nos observations sur le terrain, constats et recherches à long terme, seule une négociation (ancrée dans les réalités locales et le sens de l’histoire) peut offrir une solution durable.

La négociation, pas la militarisation

A partir du cœur du Grand Marché, on aperçoit la véritable nature de la crise actuelle à Bamako. Il ne s’agit pas d’un effondrement imminent mais d’une lassitude accumulée. La résilience du peuple ne peut pas compenser indéfiniment la paralysie de la gouvernance.

La crise malienne a démontré à maintes reprises les limites d’une réponse strictement militaire. Le désespoir social et économique auquel nous assistons aujourd’hui renforce l’urgence d’un dialogue sociopolitique. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’un signe de faiblesse, mais d’une reconnaissance pragmatique de la réalité.

La négociation doit dépasser la simple opposition entre « État et groupes armés ». Elle doit inclure des leaders religieux, des acteurs du marché, des organisations de la société civile, des chercheurs universitaires et des communautés locales.

Un tel processus s’annonce ardu, notamment compte tenu de l’engagement en faveur de la laïcité dans le cadre constitutionnel du Mali. Mais persister dans le refus du dialogue ne ferait qu’accroître l’isolement du pays, sur les plans politique, social et humanitaire.

Plutôt que de dépeindre la capitale malienne comme une cité assiégée, il faut y voir une métropole qui, sous une pression extrême, continue de lutter, de respirer et de s’adapter.

Plutôt que de présenter la capitale malienne comme une ville assiégée, nous devrions la reconnaître comme une ville qui lutte sous une pression immense, mais qui continue de respirer, de résister et de s’adapter. La négociation, et non la militarisation, reste la voie la plus crédible vers une paix durable à Bamako.

The Conversation

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