Et si le BDSM enseignait aux managers à mieux respecter leurs équipes ?

Source: The Conversation – in French – By Nathalie Lugand, Docteure en psychologie sociale, Université d’Angers

À l’heure où burn out et harcèlement moral explosent, le terme « sadomasochisme » sert souvent à décrire les relations de travail toxiques. Pourtant, les pratiquants du BDSM – bondage, discipline, domination/soumission et sadomasochisme – ont élaboré une éthique sophistiquée du consentement. Et s’il fallait puiser à cette source pour imaginer un management plus respectueux ?


L’idée m’est venue d’une rencontre inattendue, lors d’une immersion parmi des dominatrices professionnelles pour ma thèse. Un jour, l’une d’elles m’a confié, avec une lucidité qui m’a saisie, qu’elle fixait des limites strictes à ses pratiques pour une raison simple : « Il faut que je puisse encore me regarder dans le miroir le matin. » Cette phrase m’a marquée par sa justesse morale. Aujourd’hui, elle me revient avec force quand j’observe des managers énoncer des valeurs qu’ils ont cessé d’incarner. Comment font-ils, eux, pour se regarder dans le miroir ?

Le tournant néolibéral des années 1980 rime avec privatisation, délocalisation, flexibilisation et baisse des subventions publiques. Ces transformations s’accompagnent d’un tournant gestionnaire – ce que le juriste Alain Supiot a théorisé sous le nom de « gouvernance par les nombres ».

L’introduction de nouvelles méthodes de management a profondément transformé le travail. Parmi les dispositifs les plus délétères pour la santé mentale, l’évaluation individuelle des performances occupe une place centrale. On se souvient de la privatisation de France Télécom et des objectifs inatteignables fixés aux salariés pour mieux justifier leur pseudo « inadaptation ».

Privés de toute négociation et de soutien collectif, ces travailleurs ont cédé sous la pression, beaucoup ont plié, parfois jusqu’à l’anéantissement, sous le regard indifférent de collègues eux-mêmes pétrifiés par la peur. « Les suicides qui se sont produits dans le monde de l’entreprise, c’est la partie émergée de l’iceberg », rappelle Christophe Dejours. Dans ce contexte, la question du consentement devient centrale.

L’acceptation d’un système maltraitant

Pourquoi des individus hautement qualifiés, censés jouir d’une grande autonomie, acceptent-ils un système qui les malmène ? Pourquoi des personnes sensibles à la justice peuvent-elles en venir à exercer leur sadisme – jouir de faire du mal à autrui ? Comment peut-on voir un collègue se faire humilier et détourner le regard ?




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La déstructuration des collectifs, la perte de confiance et d’entraide ont miné les bases de la coopération. La peur et la solitude ont favorisé des stratégies défensives ordinaires, comme le « chacun pour soi », des conduites déloyales, ou du clivage moral – comme lorsqu’un cadre humilie un ou une salariée avant de lui retirer son poste, puis part animer un atelier sur le harcèlement.

La servitude au travail n’est donc pas seulement imposée d’en haut : elle s’enracine aussi dans un processus par lequel nous apprenons à consentir à la souffrance, la nôtre, celle des autres, et parfois même à la reproduire pour nous protéger. Poser la question « À quoi, à qui, pourquoi consentons-nous ? » dépasse la sphère intime : c’est la première étape pour désamorcer l’engrenage de la servitude volontaire.

L’éthique de consentement dans les milieux BDSM

Loin des clichés qui réduisent le BDSM (bondage, discipline, domination/soumission et sadomasochisme) à une simple transgression les communautés kink – c’est-à-dire engagées dans des sexualités non normatives – ont, bien avant #MeToo, inventé une véritable éthique du consentement. Dès les années 1980, elles ont fait du contrat – accord clair, informé et renégociable – un outil central de la sexualité. Le cadre Safe, Sane, Consensual (SSC) visait à distinguer les pratiques consenties des abus.

Mais ces critères ont vite été jugés trop normatifs : que signifie être « sain » ? Et qui en décide ? En 1999, Gary Switch propose alors le modèle Risk-Aware Consensual Kink (RACK), que l’on peut traduire par « kink conscient des risques »). L’idée : aucune pratique humaine n’est totalement « safe », pas davantage le bondage que le ski. Il ne s’agit plus d’éliminer le risque, mais de le reconnaître et de le gérer de manière responsable. Au début des années 2010, le modèle PRICK (Personal Responsibility, Informed, Consensual Kink) pousse plus loin cette logique, en insistant sur la responsabilité individuelle de chaque participant et participante.

Vision libérale du consentement

Ces approches traduisent une vision libérale du consentement : elles font confiance à la capacité de chacun et chacune à décider et à assumer ses choix. Mais, comme le souligne Margot Weiss elles ignorent les inégalités : tout le monde n’a pas le même accès à l’information ni aux ressources. L’autonomie devient alors une exigence abstraite, qui masque les vulnérabilités et les rapports de pouvoir.

Face à ces limites, le modèle des 4C propose une alternative fondée sur quatre piliers :

  • Caring (sollicitude) : la sécurité devient une attention mutuelle et continue

  • Communication : un processus dynamique avant, pendant et après les scènes

  • Consent : un processus évolutif plutôt qu’un contrat figé

  • Caution (prudence) : une vigilance située, attentive aux contextes sociaux

Partager la charge de la vulnérabilité

Le caring, cœur du modèle, rompt avec le mythe libéral d’autonomie rationnelle. Il ne s’agit plus de responsabiliser individuellement face au risque, mais de partager la charge de la vulnérabilité. Ce cadre questionne le concept de responsabilité défini dans des situations de rapports de pouvoir asymétriques.

Les réponses des communautés BDSM ne sont pas définitives, mais elles témoignent d’une réflexion éthique vivante, qui mérite d’être prise au sérieux bien au-delà de ces milieux. Dans un monde où la charge du risque au travail est de plus en plus transférée à l’individu, ces expériences peuvent inspirer de nouvelles façons de travailler et de vivre ensemble.

Quand les règles deviennent des cages

Les créateurs de ces protocoles, tels que Gary Switch, appellent aujourd’hui à les dépasser, car « ils tendent à se substituer à la pensée ». Cette remise en question met en lumière un paradoxe : certains praticiens du BDSM, autrefois engagés pour la liberté sexuelle, défendent désormais une morale rigide, reproduisant sous couvert de « bonnes pratiques » les mêmes mécanismes de contrôle qu’ils cherchaient à contourner.

Cette dérive vers un fétichisme de la règle résonne bien au-delà de la sphère sexuelle ; elle s’incarne aussi, et peut-être surtout, dans les conditions sociales du travail. Les habitudes acquises sous le régime de la prescription professionnelle – ne pas penser, ne pas décider, exécuter mécaniquement ce qui est attendu – ne demeurent pas confinées au lieu de travail. Elle colonise nos vies intimes, formatant nos désirs selon le modèle de la performance et de l’autopromotion. Le profil LinkedIn et le profil Fetlife deviennent alors les deux faces d’une même pièce : celle de l’optimisation de soi à outrance qui, en voulant tout maximiser, finit par évacuer la singularité du sujet désirant.

Conseil économique, social et environnemental (Cese), 2025.

Les protocoles de consentement ne devraient pas servir à imposer des règles aveugles, mais à créer un cadre qui protège et valorise la subjectivité tout en laissant place à la spontanéité de la relation.

Au-delà des procédures et des protocoles

Résister à la pression sociale, dire non, refuser de participer à la violence ou à l’injustice. On y parvient parfois, puis on retombe dans de nouveaux conditionnements. Croire qu’il suffit d’appliquer des principes ou des protocoles pour éviter toute complicité avec l’injustice est illusoire : on peut suivre les procédures et contribuer malgré tout au pire.

L’éthique du BDSM ne se réduit pas à des procédures, aussi « transparentes » soient-elles. Ces cadres restent insuffisants pour saisir le cheminement vers l’émancipation des minorités sexuelles. Une véritable éthique naît de la parole – nourrie à la fois par des idéaux de justice et par des blessures singulières. C’est d’ailleurs une expérience personnelle d’isolement et de stigmatisation qui a conduit David Stein à imaginer le cadre du Safe, Sane, Consensual.

Fragilité des certitudes

C’est cette attention aux vulnérabilités partagées qui fonde un véritable travail éthique. Celui-ci ne repose pas sur des dispositifs sécuritaires nous garantissant contre la faute, mais sur notre capacité à naviguer dans l’incertitude, à switcher – c’est-à-dire à accepter la réversibilité des rôles et la fragilité de nos certitudes.

Cette approche ne nie pas le besoin de sécurité : elle le redéfinit. Il ne s’agit plus d’imposer un cadre rigide, mais de prendre le risque de se laisser transformer par la réponse de l’autre. Le véritable enjeu est là : faire de la règle un tremplin pour explorer l’inconnu, et accepter que la confrontation au réel bouscule sans cesse nos cadres. Le travail éthique commence quand nous osons nous aventurer au-delà du simple respect des procédures. Osons valoriser le courage et la pensée critique plutôt que l’obéissance aveugle.

The Conversation

Nathalie Lugand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Et si le BDSM enseignait aux managers à mieux respecter leurs équipes ? – https://theconversation.com/et-si-le-bdsm-enseignait-aux-managers-a-mieux-respecter-leurs-equipes-268441