Sénégal : l’autorité de régulation de l’audiovisuel est indépendante mais sous influence

Source: The Conversation – in French – By Layiré Diop, Professseur de communication, Francis Marion University

L’année 1990 marque le début d’une nouvelle ère de démocratisation en Afrique. Lors du Sommet de La Baule, la France conditionne son aide publique au développement à la tenue d’élections libres et à la promotion des libertés publiques, notamment celle de la presse. Dans ce contexte, les États africains sont encouragés à créer des organes de régulation indépendants pour encadrer les médias et garantir le pluralisme. Le Sénégal s’inscrit dans cette dynamique : le Haut conseil de la radiotélévision (HCRT) est institué en 1991, devient Haut conseil de l’audiovisuel (HCA) en 1998, puis Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA) en 2006, afin d’accompagner la libéralisation du paysage médiatique national.

Depuis sa création, le CNRA se trouve au cœur de débats récurrents sur son indépendance réelle. Il est souvent accusé d’être un instrument du pouvoir politique plutôt qu’un arbitre neutre. Notre étude, fondée sur 18 entretiens avec des acteurs du secteur, dont des journalistes, des anciens régulateurs et des responsables de médias, met en lumière une volonté persistante de “contrôle” de la part de l’État, révélant un phénomène d’instrumentalisation institutionnelle.

Une tare congénitale

Dès l’origine, le CNRA a été conçu avec des pouvoirs limités. Plusieurs anciens responsables estiment que les autorités politiques ont toujours refusé de lui transférer de réelles prérogatives, craignant de perdre le contrôle d’un secteur jugé stratégique pour la stabilité du régime.

Les premiers projets de loi des années 1990 prévoyaient un organe fort, capable d’attribuer les licences et de définir les cahiers des charges. Ces dispositions ont été supprimées au profit d’un modèle plus répressif, placé sous la tutelle du ministère de la Communication. Cette logique de contrôle s’est traduite par la nomination de magistrats à la tête de l’institution, censés incarner la rigueur mais aussi la loyauté envers le pouvoir.

Certains membres qui avaient publiquement dénoncé l’ingérence religieuse dans la vie politique ont été écartés, confirmant la difficulté du CNRA à exercer un contre-pouvoir effectif. En somme, l’institution porte dans son ADN cette tare congénitale : être juridiquement indépendante mais politiquement dépendante.

Des nominations contestées

Bien que la loi reconnaisse au CNRA le statut d’autorité administrative indépendante, la procédure de désignation de ses membres soulève de nombreuses interrogations. En effet, tous les membres sont nommés par le chef de l’État, sans consultation obligatoire des associations professionnelles ou de la société civile. Ce mode de nomination, très centralisé, nourrit soupçons et critiques quant à la véritable autonomie du Conseil.

Durant le mandat 2012-2018, un journaliste nommé président du CNRA a choisi lui-même les membres du Conseil, suscitant la réprobation du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (SYNPICS). Pour de nombreux observateurs, une telle configuration crée une relation de dépendance : la personne nommée se trouve implicitement redevable envers le pouvoir exécutif. D’autres reconnaissent toutefois que certains présidents ont fait preuve d’intégrité personnelle et ont tenté de maintenir une distance avec les pressions politiques.

La loi de 2006 a pourtant prévu plusieurs garanties pour protéger cette indépendance : un mandat unique de six ans, l’immunité pour les actes accomplis dans l’exercice des fonctions, ainsi que l’interdiction de cumuler un mandat électif ou d’exercer dans une entreprise médiatique. Mais ces garde-fous juridiques restent insuffisants pour compenser le déséquilibre initial créé par la mainmise présidentielle sur les nominations.

Pouvoirs et moyens limités

Les limites du CNRA ne tiennent pas seulement à son mode de nomination, mais aussi à la faiblesse de ses compétences et de ses ressources. L’institution ne participe pas à l’attribution des fréquences, prérogative confiée à l’Autorité de régulation des postes et télécommunications (ARTP). Ce processus demeure opaque et fortement influencé par la présidence de la République, ce qui alimente la méfiance du secteur.

De plus, le CNRA n’intervient pas dans la nomination des dirigeants du service public de l’audiovisuel, contrairement à ce qui se pratique dans d’autres pays africains comme le Bénin ou dans des démocraties établies comme la France. Son pouvoir de sanction reste également symbolique : il peut formuler des mises en demeure ou des avertissements, mais il ne peut ni suspendre un programme, ni retirer une fréquence, ni interrompre un signal.

Les contraintes budgétaires aggravent ces faiblesses structurelles. Avec un budget annuel d’environ 280 millions de francs CFA et un effectif limité à 29 agents, le CNRA dispose de moyens humains et matériels très restreints. Son action est concentrée à Dakar, sans présence effective dans les régions. Par ailleurs, il ne dispose d’aucune compétence explicite sur la régulation des contenus diffusés sur Internet, alors que les médias numériques occupent une place croissante dans l’espace public.

Une indépendance à consolider

Dans ces conditions, l’indépendance du CNRA apparaît largement théorique. Le mode de nomination des membres, l’absence d’ancrage constitutionnel, la faiblesse de ses moyens et l’exclusion de la société civile du processus de décision renforcent la perception d’un organe sous tutelle politique. La création du Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie (Cored), organe d’autorégulation mis en place par les journalistes, illustre cette défiance croissante du milieu professionnel envers le régulateur officiel.

Les conséquences de cette situation sont notables pour la qualité démocratique du pays. Lors de l’élection présidentielle de 2019, la mission d’observation de l’Union européenne a reproché au CNRA son manque de réactivité face aux déséquilibres de traitement entre les candidats dans les médias publics et privés. Plus récemment, la publication de la liste des nouveaux membres du Conseil, en décembre 2024, a suscité de vives critiques en raison de l’affiliation politique supposée de plusieurs d’entre eux.

Face à cette crise de légitimité, de nombreux acteurs plaident pour l’opérationnalisation de la Haute autorité de régulation de la communication audiovisuelle (HARCA), prévue par le Code de la presse de 2017 mais jamais mise en œuvre. Une telle institution pourrait permettre de refonder la régulation sur des bases plus transparentes, en prévoyant une désignation pluraliste, un mandat véritablement inamovible et une autonomie financière garantie.

Autant de conditions nécessaires pour donner corps à une indépendance encore fragile et restaurer la crédibilité d’un régulateur souvent perçu comme un géant aux pieds d’argile.

The Conversation

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