Source: The Conversation – in French – By Anthony Turton, Professor: Centre for Environmental Management, University of the Free State
L’eau est souvent considérée comme allant de soi, lorsque l’on a la chance de la voir couler au robinet. Pourtant, elle est au cœur de la sécurité nationale.
Contrôler l’eau signifie contrôler une ressource essentielle qui permet à l’économie de fonctionner et de rester stable. L’eau soutient l’emploi, les entreprises et les moyens de subsistance. Lorsqu’elle est bien gérée, l’économie des pays est plus forte et plus sûre.
Je suis un universitaire spécialisé dans l’étude des fleuves transfrontaliers et les questions de sécurité nationale. Ce domaine de recherche étudie le conflit entre le concept juridique d’égalité souveraine (selon lequel tous les pays sont égaux en droit international) et les droits associés aux cours d’eau et aux délimitations frontalières.
Les conflits autour des fleuves, du Chobe et de l’Orange en Afrique australe au Nil dans le nord, montrent que l’accès à l’eau et le contrôle des sources d’eau peuvent déterminer la stabilité sociale, les migrations, les investissements et même les relations internationales.
Comment les changements fluviaux créent des conflits frontaliers
Un bon exemple est celui de la petite île située sur le fleuve Chobe, entre le Botswana et la Namibie. Cette île est appelée Kasikili au Botswana et Sedudu en Namibie. La question de la propriété de l’île est devenue importante après l’indépendance de la Namibie, qui a porté l’affaire devant la Cour internationale de justice en 1996, affirmant que l’île était son territoire depuis toujours.
La Cour a statué contre la Namibie, invoquant la norme internationale qui reconnaît le thalweg du fleuve comme véritable frontière.
Le thalweg est la partie la plus profonde du lit d’un fleuve. Mais dans les cours d’eau qui évoluent rapidement, ce point le plus profond peut se déplacer au fil du temps, parfois après une seule grande crue. Dans ce cas, l’île se trouvait du côté botswanais du thalweg et appartenait donc au Botswana.
Cette délimitation juridique peut être très contestée, en particulier lorsqu’il s’agit de déterminer quel pays a accès aux ressources minérales des fleuves et de la mer (la délimitation des frontières s’étend jusqu’aux océans au niveau des estuaires).
Un autre exemple est le fleuve Orange, long de 2 200 kilomètres, et plus grand fleuve d’Afrique d’Afrique du Sud. Il traverse quatre pays – le Lesotho, l’Afrique du Sud, le Botswana et la Namibie – et en 1890, la frontière entre la Namibie et l’Afrique du Sud a été définie comme suivant la rive namibienne du fleuve (la ligne des hautes eaux) plutôt que le thalweg (ligne médiane).
La raison pour laquelle cette délimitation frontalière particulière ignore la norme juridique internationale consistant à utiliser le thalweg remonte à l’époque coloniale. À cette époque, des hostilités existaient entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Les autorités britanniques de la colonie du Cap estimaient qu’il était possible d’empêcher l’installation permanente des Allemands en refusant à l’Afrique du Sud-Ouest allemande l’accès à l’approvisionnement fiable en eau du fleuve Orange.
Cette décision était motivée par la sécurité nationale et la perception d’une menace. Dans mes recherches, j’ai souvent observé ce type de situation.
Comment les frontières hydrauliques affectent la sécurité d’un pays
Le contrôle de l’eau est source de sécurité, qui peut prendre de nombreuses formes. Le contrôle des eaux de crue permet de se prémunir contre les inondations et les noyades. La lutte contre les inondations implique généralement la construction d’un ou plusieurs barrages afin de réduire l’ampleur des crues les plus importantes.
Contrôler l’eau stockée dans les barrages signifie que pendant les périodes de sécheresse, la société disposera toujours d’un approvisionnement en eau et pourra continuer à fonctionner normalement. Le contrôle de l’eau génère donc une sécurité qui permet à la société de prospérer.
C’est également une question très controversée, comme on le voit dans le cas du fleuve Nil. Long de 6 650 km, c’est l’un des plus longs fleuves du monde, qui draine 10 % de l’ensemble du continent africain. Onze États riverains – Burundi, République démocratique du Congo, Égypte, Érythrée, Éthiopie, Kenya, Rwanda, Soudan du Sud, Soudan, Tanzanie et Ouganda – se partagent le Nil. Le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne est le dernier en date des nombreux points de discorde.
L’Égypte revendique des droits souverains sur le Nil. Mais cela entre en conflit avec les droits souverains de l’Éthiopie, qui a construit le barrage. L’Égypte a accusé l’Éthiopie d’avoir accaparé cette ressource. La question est complexe sur le plan juridique et délicate sur le plan politique.
L’eau peut également renforcer la sécurité d’un pays, d’une ville ou d’une village. En 2018, Le Cap, en Afrique du Sud, a frôlé une crise du Day Zero (Jour Zéro) qui a fait la une des journaux internationaux. La ville faisait face à la perspective de se retrouver littéralement à court d’eau. Cela s’est produit parce que l’eau de plusieurs cours d’eaux locaux avait été détournée grâce à des transferts entre bassins versants. Ce qui, combiné à la sécheresse, a rendu la ville vulnérable.
Aujourd’hui, la ville a adopté une stratégie durable qui repose sur deux piliers : le recyclage des eaux usées et le développement d’unités de dessalement de l’eau de mer à l’échelle industrielle.
La sécurité nationale dépend de la sécurité de l’approvisionnement en eau
Les êtres humains sont des migrants par nature, ils se déplaceront donc naturellement des zones peu sûres vers des zones plus sûres. Les migrants apportent avec eux du capital : des compétences humaines et des ressources financières.
La gestion de l’eau doit être basée sur les flux naturels des populations. Les mouvements internes de population en Afrique du Sud étaient autrefois contrôlés par une politique appelée « contrôle des flux migratoires ». Cette politique, considérée comme une violation des droits humains, a été rejetée. Elle était au cœur de la lutte armée pour la libération.
Au cours des quarante dernières années, la population a presque triplé, entraînant une migration incontrôlée des zones rurales vers les villes. Ces migrations ont submergé les infrastructures. L’approvisionnement en eau et l’assainissement n’ont pas suivi le rythme, créant une nouvelle forme de crise de sécurité nationale.
Des capitaux sont nécessaires pour créer des emplois et assurer la stabilité sociale d’une population marquée par les migrations. Mais les investisseurs sont de moins en moins disposés à s’implanter dans des régions submergées par des migrations qui dépassent les capacités des services d’approvisionnement en eau et d’assainissement.
Nous pouvons ainsi constater que la sécurité nationale dépend de la sécurité de l’approvisionnement en eau, car la stabilité sociale et le bien-être économique sont directement liés aux flux de personnes possédant des compétences et des capitaux. Il est essentiel de considérer l’eau comme un risque pour la sécurité nationale afin de mettre en place les réformes politiques nécessaires pour créer les conditions propices à l’épanouissement des êtres humains. Les capitaux affluent toujours vers les endroits où les gens peuvent s’épanouir. La politique de l’eau soit s’aligner sur cette simple réalité.
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Anthony Turton est aujourd’hui à la retraite, mais il a par le passé reçu des financements de la Water Research Commission, du ministère suédois des Affaires étrangères, de Green Cross International et de la FAO.
– ref. Pourquoi l’eau est devenue un enjeu de pouvoir et de sécurité en Afrique – https://theconversation.com/pourquoi-leau-est-devenue-un-enjeu-de-pouvoir-et-de-securite-en-afrique-270187
