Source: The Conversation – in French – By Misheck Mutize, Post Doctoral Researcher, Graduate School of Business (GSB), University of Cape Town
La décision de l’agence de notation Moody’s de dégrader la notation souveraine du Sénégal, fin octobre 2025, a immédiatement déclenché une vente massive des eurobonds du pays qui a duré une semaine. Il s’agissait de la troisième dégradation en un an. Elle a entraîné une décote de 40 % par rapport à leur valeur nominale pour les obligations à 16 ans du pays. Autrement dit, pour un titre libellé à un dollar, les investisseurs ne payaient plus que 60 cents.
Cette décision a relancé les critiques sur la fiabilité des décisions des trois grandes agences de notation mondiales, Moody’s, Standard and Poor’s et Fitch lorsqu’elles évaluent des pays africains.
L’une des principales raisons de la dégradation de la note par Moody’s était la décision du Sénégal de se tourner vers les marchés régionaux pour lever des capitaux. Depuis le début de l’année 2025, le gouvernement a levé plus de 5 milliards de dollars américains via le marché obligataire régional de l’Union économique et monétaire ouest-africaine. Cela représente environ 12 % de la dette publique du Sénégal, estimée à 42 milliards de dollars américains.
Moody’s a interprété cette stratégie du Sénégal comme un signe de fragilité. L’agence affirme que la dépendance vis-à-vis des investisseurs régionaux pourrait exposer le Sénégal à « un revirement de la confiance des investisseurs ». En d’autres termes, l’agence de notation a considéré le fait que le Sénégal ait mobilisé des capitaux nationaux et régionaux comme une nouvelle source de risques. Pourtant, S&P y voit un point fort.
Je mène depuis des décennies des recherches sur les marchés financiers africains et les institutions qui les régulent. Avec ce recul, il est clair pour moi que l’analyse de Moody’s est non seulement injuste, mais elle est aussi bancale. S’appuyer sur les marchés locaux et régionaux n’est en rien une faiblesse. C’est au contraire une stratégie de souveraineté budgétaire que des économistes et des dirigeants africains recommandent depuis longtemps.
Le problème vient surtout de la façon dont le risque est défini. Les modèles de notation appliqués aux pays émergents se concentrent encore sur quelques indicateurs macroéconomiques : PIB par habitant, réserves de change, solde du compte courant ou existence d’un programme du FMI. Ils ignorent des éléments essentiels, comme le rôle des investisseurs nationaux, la capacité d’adaptation budgétaire ou encore le dynamisme des marchés régionaux.
Marchés régionaux contre marchés mondiaux
Les pays du monde entier s’appuient de plus en plus sur les marchés locaux et régionaux pour lever des capitaux. En Afrique, l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Burkina Faso, le Mali et la Côte d’Ivoire ont suivi les mêmes tendances que celles observées au Mexique, au Brésil et en Indonésie, qui privilégient les emprunts nationaux et régionaux.
Le financement régional et local présente plusieurs avantages pour les pays.
Premièrement, il réduit l’exposition au risque de change en diminuant les besoins en réserves de devises étrangères pour le service de la dette.
Deuxièmement, il renforce la liquidité du marché intérieur en augmentant le nombre d’investisseurs locaux sur le marché obligataire.
Troisièmement, il maintient les paiements au titre du service de la dette au sein de l’écosystème financier africain. Il permet ainsi de conserver les capitaux sur le continent et de réduire la dépendance à l’égard de financements externes volatils.
Enfin, il minimise les fluctuations du marché. Les détenteurs d’obligations nationales sont en grande partie des investisseurs institutionnels locaux, un pool de capitaux plus stable et moins spéculatif qui comprend bien mieux la dynamique du marché local que les agences de notation externes.
Les émissions obligataires régionales du Sénégal ont obtenu d’excellents résultats, car les investisseurs souhaitent acheter plus que ce que le gouvernement propose, ce qui témoigne d’une forte demande. Les taux d’intérêt, autour de 7 %, sont aussi largement inférieurs aux taux à deux chiffres qu’auraient exigés les marchés internationaux via les eurobonds.
En clair, emprunter localement était moins coûteux, moins risqué et plus avantageux pour le Sénégal que d’emprunter sur les marchés mondiaux.
Les investisseurs de toute la région (fonds de pension, banques et compagnies d’assurance) se sont bousculés pour acheter les obligations lors des cinq émissions de 2025.
Le succès du Sénégal renforce la confiance des investisseurs locaux et encourage d’autres gouvernements africains à mobiliser leurs propres marchés de capitaux. Il s’agit là d’une puissante dynamique pour lever davantage de capitaux africains pour le développement du continent.
Quand les notations deviennent une source de risque
La dégradation de la note par Moody’s a déclenché des ventes immédiates des euro-obligations du Sénégal arrivant à échéance en 2048, faisant chuter leur prix à environ 72 cents pour un dollar. Cette chute n’était pas due à une détérioration des fondamentaux économiques du pays, mais à un changement d’humeur des investisseurs après la décision de Moody’s.
Ce mécanisme crée un cercle vicieux. Une note négative provoque une fuite des investisseurs, ce qui augmente le coût de l’emprunt et semble confirmer le pessimisme initial. La perception du risque devient ainsi une source de risque.
Ce cycle fragilise la crédibilité des politiques publiques des gouvernements africains. Il décourage les réformes et freine l’innovation.
Ce n’est pas la première fois que les agences de notation mettent en garde contre des risques qui ont une probabilité quasi nulle de se concrétiser. Ce faisant, elles ébranlent la confiance des investisseurs et provoquent une fuite des capitaux. Citons notamment :
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Pendant la crise du COVID, S&P a mis en garde contre des pénuries alimentaires imminentes et l’épuisement des réserves de devises étrangères en Égypte, malgré la stabilité des flux de transferts de fonds et la gestion active de la banque centrale.
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En 2023, le gouvernement kenyan a annoncé son intention de racheter une partie de ses eurobonds arrivant à échéance. Il s’agissait d’une mesure prudente de gestion de la dette, mais Moody’s a averti qu’elle serait interprétée comme un signe de détresse. Cela ne s’est jamais produit. En fait, Moody’s a ensuite relevé la perspective du Kenya, en grande partie grâce au succès de cette restructuration qu’elle avait jugée risquée dix mois plus tôt.
Ce qui doit changer
Les notations financières sont censées guider les investisseurs, non orienter les politiques économiques. Mais dans le cas de l’Afrique, elles font souvent les deux. Beaucoup d’investisseurs institutionnels sont tenus de ne détenir que des titres de qualité (bien notés) « investment grade ». Une seule dégradation peut brusquement couper un pays des marchés financiers internationaux.
Les conséquences sont immédiates et graves : hausse des taux d’intérêt, accès réduit au crédit, affaiblissement des devises et perception d’une crise. Cette séquence peut se produire même lorsque les fondamentaux sous-jacents d’un pays restent solides. Des évaluations de notation trop prudentes ne reflètent pas seulement le sentiment négatif du marché, elles le créent.
L’Afrique n’a pas besoin d’un traitement spécial, mais d’une évaluation de notation équilibrée et tenant compte du contexte local.
Une analyse précise du risque devrait reconnaître la logique stratégique du recours aux marchés locaux et régionaux. Ce choix permet aux gouvernements africains de construire des alternatives adaptées à leurs réalités.
Les agences mondiales doivent donc recalibrer leur analyse. Elles doivent intégrer la profondeur des marchés régionaux et domestiques, la capacité d’adaptation budgétaire et la solidité des acteurs financiers africains. Les ignorer et ne retenir que les faiblesses perçues revient à présenter aux investisseurs une image tronquée.
Sans ces ajustements, les agences de notation continueront à être en décalage avec la réalité économique et risquent de devenir des instruments de distorsion plutôt que des outils d’analyse.
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Misheck Mutize est affilié au Mécanisme africain d’évaluation par les pairs de l’Union africaine en tant qu’expert principal en matière de notation de crédit.
– ref. Pourquoi la dernière dégradation de la note du Sénégal par Moody’s ne tient pas la route – https://theconversation.com/pourquoi-la-derniere-degradation-de-la-note-du-senegal-par-moodys-ne-tient-pas-la-route-270301
