Source: The Conversation – in French – By Stefan Wolff, Professor of International Security, University of Birmingham
Alors que la Russie pilonne les infrastructures énergétiques ukrainiennes, une affaire de corruption dans le secteur de l’énergie touche directement des associés de longue date de Volodymyr Zelensky. En temps de guerre, la corruption, surtout dans un domaine aussi vital pour le pays, compromet non seulement la capacité du chef de l’État à gouverner mais, surtout, celle du pays à continuer de résister.
Le scandale de corruption qui secoue actuellement l’Ukraine n’aurait pas pu survenir à un pire moment ni dans un secteur plus sensible de l’économie pour le gouvernement, de plus en plus contesté, de Volodymyr Zelensky.
L’armée ukrainienne est désormais sur la défensive dans plusieurs secteurs clés du front. Parallèlement, la campagne de frappes menée par la Russie pour dévaster les infrastructures énergétiques du pays provoque des difficultés croissantes pour les Ukrainiens ordinaires à l’approche de l’hiver.
Le fait que le dernier scandale de corruption en date touche le secteur de l’énergie est donc particulièrement préjudiciable au gouvernement et au moral de la population.
Les agences anticorruption ukrainiennes, qui sont indépendantes du pouvoir, viennent de publier les conclusions de l’opération Midas, une enquête de 15 mois menée sur Energoatom, l’opérateur public de toutes les centrales nucléaires ukrainiennes. Avec une capacité totale de près de 14 000 mégawatts, Energoatom est le plus grand producteur d’électricité d’Ukraine.
Les enquêteurs affirment avoir mis au jour l’existence d’un vaste système de pots-de-vin représentant entre 10 % et 15 % de la valeur des contrats des fournisseurs, soit l’équivalent d’environ 86 millions d’euros. Des perquisitions ont été menées en 70 lieux à travers le pays le 10 novembre. Sept personnes ont été inculpées et cinq sont en détention.
Le cerveau de ce système corrompu serait Timur Mindich, un homme d’affaires et producteur de films, qui s’est enfui précipitamment d’Ukraine à la veille des perquisitions. Ce qui rend cette affaire très dangereuse pour Zelensky, c’est que Mindich est copropriétaire, avec le président ukrainien, du studio Kvartal 95, la boîte de production qui a tourné les séries et émissions ayant rendu Zelensky célèbre en tant que comédien avant son accession à la présidence en 2019.

Harry Boone/X
Une fois de plus, de proches collaborateurs du président sont éclaboussés par un scandale, ce qui compromet Zelensky par association. La question se pose de savoir s’il aurait pu agir plus tôt pour mettre fin à ces agissements.
Mais la façon dont cette affaire s’est déroulée indique également qu’il s’agit de la manifestation d’un conflit beaucoup plus profond qui se déroule en coulisses entre des groupes de l’élite qui se disputent le contrôle du dernier actif précieux de l’État : le secteur de l’énergie.
Campagnes de dénigrement
Ce dernier épisode est le dernier en date d’une série d’événements qui remonte à l’été dernier, lorsque le groupe parlementaire « Serviteur du peuple » – le parti de Zelensky – a tenté de mettre fin à l’indépendance des agences anticorruption ukrainiennes. Des manifestations massives, qui ont rassemblé essentiellement de jeunes Ukrainiens, ont alors contraint le gouvernement à revenir sur sa décision.
À ce moment-là, des rumeurs concernant l’existence d’enregistrements secrets de conversations impliquant Mindich ont commencé à circuler dans les médias ukrainiens. Cependant, aucun détail sur le contenu de ces conversations n’a été divulgué à l’époque, et les allégations de corruption ne sont restées que des spéculations.
Alors que le gouvernement s’est retrouvé sous une pression croissante après les frappes aériennes massives menées par la Russie contre le secteur énergétique le 10 octobre, qui ont privé la population ukrainienne d’électricité pendant près d’une journée entière, les accusations ont commencé à fuser. L’attention s’est portée sur Volodymyr Kudrytsky, l’ancien directeur d’Ukrenergo, le principal opérateur du réseau électrique ukrainien.
Kudrytsky, figure influente de la société civile ukrainienne pro-occidentale et anti-corruption, a été arrêté le 28 octobre pour fraude présumée dans le cadre d’un complot visant à détourner l’équivalent de 1,4 million d’euros de fonds publics en 2018. L’enquête le visant a été menée par le Service d’audit de l’État ukrainien et le Bureau d’enquête de l’État, deux institutions qui sont directement subordonnées à Zelensky.
Kudrytsky a vigoureusement défendu son bilan contre ce qu’il a qualifié d’attaques à motivation politique visant à détourner l’attention de la responsabilité que porte le gouvernement dans la destruction du réseau énergétique ukrainien par la campagne aérienne russe.
Bien que Kudrytsky ait été libéré sous caution, l’enquête le concernant est toujours en cours.
Luttes de pouvoir
Quelle que soit leur issue sur le plan juridique, les rumeurs qui circulent à l’encontre de Mindich et les attaques contre Kudrytsky semblent, du moins pour l’instant, être des campagnes d’information classiques visant à détruire leur réputation et à nuire aux personnes et aux programmes qui leur sont associés.
Opposant les camps pro- et anti-Zelensky au sein de l’élite ukrainienne, les dernières révélations sur la corruption mettent en lumière une lutte de pouvoir pour le contrôle des actifs les plus précieux de l’État et des leviers du pouvoir en Ukraine. Même si les adversaires du président ne parviennent pas à le destituer, sa capacité à gouverner pourrait être sévèrement limitée du fait des attaques visant ses proches alliés tels que Mindich.
Un autre des principaux conseillers de Zelensky, le ministre de la justice (et ex-ministre de l’énergie) Herman Halouchtchenko, a également été suspendu de ses fonctions à la suite de l’opération Midas.
Ces luttes intestines au sein de l’élite, qui touchent un secteur essentiel pour la capacité de l’Ukraine à continuer de résister à l’agression russe, se déroulent alors que le pays est menacé dans son existence même. Si leur issue reste incertaine pour l’instant, plusieurs conclusions importantes peuvent déjà en être tirées.
Il est essentiel que le pays revienne pleinement à une vie politique concurrentielle aussi normale que possible, où la liberté d’expression, des médias et d’association, serait pleinement respectée. Cette vie politique a été dans une large mesure en raison de la guerre. Si certains estiment que mettre en évidence l’ampleur de la corruption en Ukraine ferait le jeu de la propagande russe, la réalité est que plus les fonctionnaires corrompus pourront continuer à abuser de leur pouvoir, plus les chances du pays de l’emporter sur la Russie s’amenuiseront.
Une implication plus directe de l’Union européenne et des États-Unis dans la lutte contre la corruption en Ukraine est nécessaire. La corruption réduit les fonds alloués à la guerre et alimente également les doutes de l’opinion publique dans les pays donateurs quant à l’efficacité du soutien à Kiev.
Cette corruption a eu des conséquences extrêmement néfastes sur le recrutement dans les forces armées. Une enquête récente a révélé que 71 % des Ukrainiens considèrent que le niveau de corruption a augmenté depuis l’invasion à grande échelle lancée par la Russie en février 2022.
Le taux mensuel de désertion dans l’armée s’élève actuellement à environ deux tiers parmi les nouvelles recrues. Cela représente 21 000 déserteurs pour 30 000 engagements. Cette situation n’est pas viable pour la défense de l’Ukraine et explique en partie les récents revers subis sur le front.
Ce qui est en jeu ici, ce n’est plus seulement la réputation du pays et de ses perspectives d’intégration à l’Union européenne. Assainir la politique ukrainienne – et montrer que cela a été fait – est désormais aussi essentiel pour la survie de l’Ukraine que de renforcer ses défenses aériennes et terrestres contre la Russie.
Tolérer la corruption est un luxe que l’Ukraine ne peut plus se permettre si elle veut survivre en tant que pays indépendant.
![]()
Stefan Wolff a bénéficié par le passé de subventions du Conseil britannique de recherche sur l’environnement naturel, de l’Institut américain pour la paix, du Conseil britannique de recherche économique et sociale, de la British Academy, du programme « Science pour la paix » de l’Otan, des programmes-cadres 6 et 7 de l’UE et Horizon 2020, ainsi que du programme Jean Monnet de l’UE. Il est administrateur et trésorier honoraire de la Political Studies Association du Royaume-Uni et chercheur principal au Foreign Policy Centre de Londres.
Tetyana Malyarenko a reçu des financements de l’Elliott School of International Affairs de l’université George Washington.
– ref. Ukraine : le scandale de corruption dans le secteur énergétique qui fragilise le pouvoir – https://theconversation.com/ukraine-le-scandale-de-corruption-dans-le-secteur-energetique-qui-fragilise-le-pouvoir-269790
