Sols appauvris : l’autre menace qui pèse sur l’agriculture ukrainienne

Source: The Conversation – in French – By Mark Sutton, Honorary Professor in the School of Geosciences, University of Edinburgh

Un usage du fumier plus efficace fait partie des mesures proposées pour lutter contre l’appauvrissement des sols ukrainiens. Oleksandr Filatov/Shutterstock

L’Ukraine a longtemps été l’un des piliers de l’approvisionnement alimentaire mondial, mais la guerre et des décennies de déséquilibres dans l’usage des engrais ont profondément appauvri ses sols. Une crise silencieuse qui menace la reprise agricole du pays.


Pendant des décennies, l’Ukraine était connue comme le grenier du monde. Avant l’invasion russe de 2022, elle figurait parmi les principaux producteurs et exportateurs mondiaux d’huile de tournesol, de maïs et de blé. Ces productions contribuaient à nourrir plus de 400 millions de personnes. Mais derrière l’enjeu actuel des blocus céréaliers se cache une crise plus profonde et plus lente : l’épuisement même des nutriments qui rendent si productive la terre noire d’Ukraine.

Alors que la guerre a attiré l’attention mondiale sur les chaînes d’approvisionnement alimentaires de l’Ukraine, on sait bien moins de choses sur la durabilité des systèmes agricoles qui les sous-tendent. Si on ne se penche pas rapidement sur l’état de son sol, le pays pourrait perdre son rôle d’acteur majeur de la production alimentaire. Et cela pourrait avoir des conséquences bien au-delà de ses frontières.

Pour nos recherches, nous avons examiné la gestion des intrants dans l’agriculture ukrainienne au cours des 40 dernières années et constaté un renversement spectaculaire. Pendant l’ère soviétique, les terres agricoles ukrainiennes étaient suralimentées en engrais. Des intrants comme l’azote, le phosphore et le potassium étaient appliqués à des niveaux bien supérieurs à ce que les cultures pouvaient absorber. Cela a engendré une pollution de l’air et de l’eau.




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Mais depuis l’indépendance en 1991, le balancier est reparti dans la direction opposée. L’usage d’engrais, en particulier le phosphore et le potassium, s’est effondré à mesure que les importations diminuaient, que le cheptel déclinait (réduisant la disponibilité du fumier) et que les chaînes d’approvisionnement se désagrégeaient. En 2021, juste avant l’invasion, les sols ukrainiens montraient déjà des signes de fatigue. Les agriculteurs apportaient beaucoup moins de phosphore et de potassium que ce que les cultures prélevaient, environ 40 à 50 % de phosphore en moins et 25 % de potassium en moins, et la matière organique des sols avait chuté de près de 9 % depuis l’indépendance.

Dans de nombreuses régions, les agriculteurs utilisaient trop d’azote, mais souvent pas assez de phosphore et de potassium pour maintenir la fertilité à long terme. En outre, bien que le cheptel ait fortement diminué au cours des dernières décennies, notre analyse montre qu’environ 90 % du fumier encore produit est gaspillé. Cela équivaut à environ 2,2 milliards de dollars américains (1,9 milliard d’euros) d’engrais chaque année. Ces déséquilibres ne sont pas seulement un enjeu national. Ils menacent la productivité agricole de l’Ukraine à long terme et, par extension, l’approvisionnement alimentaire mondial qui en dépend.

La guerre a nettement aggravé le problème. L’invasion russe a perturbé les chaînes d’approvisionnement en engrais et endommagé des installations de stockage. Les prix des engrais ont flambé. De nombreux agriculteurs ont volontairement réduit leurs apports en engrais en 2022-2023 pour limiter les risques financiers, sachant que leurs récoltes pouvaient être détruites, volées ou rester invendue si les circuits d’exportation étaient fermés.

Nos nouvelles recherches mettent en lumière une tendance inquiétante au niveau national. En 2023, les cultures récoltées ont prélevé dans le sol jusqu’à 30 % d’azote, 80 % de phosphore et 70 % de potassium de plus que ce qu’elles recevaient via la fertilisation, les microbes du sol et l’air (y compris ce qui tombe avec la pluie et ce qui se dépose depuis l’atmosphère). Si cette tendance se confirme, le sol ukrainien, réputé pour sa fertilité, pourrait subir une dégradation durable, compromettant la capacité du pays à se relever et à approvisionner les marchés alimentaires mondiaux une fois la paix revenue.

Reconstituer la fertilité des sols

Certaines solutions existent et beaucoup sont réalisables même en temps de guerre. Notre équipe de recherche a élaboré un plan pour les agriculteurs ukrainiens qui pourrait rapidement faire la différence. Ces mesures pourraient améliorer sensiblement l’efficacité des intrants et réduire les pertes, en maintenant des exploitations productives et rentables tout en limitant la dégradation des sols et la pollution environnementale.

Ces solutions s’appuient sur :

  1. Une fertilisation de précision – appliquer les engrais au bon moment, au bon endroit et en bonne quantité afin de répondre efficacement aux besoins des cultures.

  2. Une meilleure valorisation du fumier – mettre en place des systèmes locaux pour collecter le fumier excédentaire et le redistribuer à d’autres exploitations, réduisant ainsi la dépendance aux engrais de synthèse (importés).

  3. Un meilleur usage des engrais – utiliser des engrais à l’efficacité renforcée, qui libèrent les nutriments lentement, limitant les pertes dans l’atmosphère ou dans l’eau.

  4. La plantation de légumineuses (comme les pois ou le soja). Les intégrer dans les rotations améliore la santé des sols tout en apportant naturellement de l’azote.

Certaines de ces actions nécessitent des investissements, notamment pour créer de meilleures installations de stockage et pour améliorer le traitement ou l’application du fumier sur les parcelles. Mais beaucoup peuvent être mises en œuvre, au moins partiellement, sans avoir à injecter d’argent. Le fonds de relance de l’Ukraine, soutenu par la Banque mondiale pour aider le pays une fois la guerre terminée, inclut l’appui à l’agriculture et il pourrait jouer, ici, un rôle essentiel.

Pourquoi est-ce important au-delà de l’Ukraine ?

La crise des intrants en Ukraine est un avertissement pour le monde. Une agriculture intensive et déséquilibrée, qu’il s’agisse d’un usage excessif, insuffisant ou inadapté des engrais, n’est pas durable. Une mauvaise gestion contribue à l’insécurité alimentaire comme à la pollution de l’environnement.

Nos travaux s’inscrivent dans le cadre du futur International Nitrogen Assessment, attendu en 2026, qui soulignera la nécessité d’une gestion mondiale efficace de l’azote et présentera des solutions concrètes pour maximiser les bénéfices de l’azote : amélioration de la sécurité alimentaire, résilience climatique, qualité de l’eau et de l’air.

Soutenir les agriculteurs ukrainiens offre l’occasion non seulement de reconstruire un pays, mais aussi de transformer l’agriculture mondiale afin de contribuer à un avenir plus résilient et durable.




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The Conversation

Mark Sutton travaille pour le UK Centre for Ecology & Hydrology, basé à sa station de recherche d’Édimbourg. Il est professeur honoraire à l’Université d’Édimbourg, au sein de l’École des géosciences. Il reçoit des financements de UK Research and Innovation (UKRI) via son Global Challenges Research Fund (GCRF), du ministère britannique de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales (Defra), du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et du Fonds pour l’environnement mondial (FEM). Il est directeur du Système international de gestion de l’azote (INMS), financé par le FEM/PNUE, ainsi que du South Asian Nitrogen Hub du GCRF. Il est coprésident du groupe de travail de la CEE-ONU sur l’azote réactif (TFRN) et du Partenariat mondial pour la gestion des nutriments (GPNM), convoqué par le PNUE.

Sergiy Medinets reçoit des financements de UKRI, de Defra, de DAERA, de la British Academy, du PNUE, du FEM, du PNUD et de l’UE.

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