Source: The Conversation – in French – By Alexandre Guigue, Professeur de droit public, Université Savoie Mont Blanc
Selon la Constitution, le Parlement doit se prononcer sur le projet de loi de finances dans un délai de soixante-dix jours pour permettre à l’État de fonctionner au 1er janvier 2026. En cas de non-respect de ce délai, le gouvernement peut mettre le projet de la loi en œuvre par ordonnance, en retenant les amendements qu’il souhaite parmi ceux qui ont été votés. Cette option, de plus en plus crédible, serait une première sous la Ve République. Un coup porté à la démocratie parlementaire ?
En France, la loi de finances autorise le prélèvement des recettes (dont les impôts) et l’exécution des dépenses publiques pour une année civile. Pour que l’État puisse fonctionner au 1er janvier, la loi de finances doit être adoptée au plus tard le 31 décembre de l’année précédente (principe d’antériorité budgétaire).
Sous la IVe République, les lois financières étaient rarement adoptées dans les temps. La discussion se prolongeait souvent longtemps l’année suivante, parfois même jusqu’au mois d’août. Dans l’intervalle, le gouvernement était autorisé à fonctionner avec des « douzièmes provisoires », c’est-à-dire avec un douzième du budget de l’année précédente pour chaque mois entamé. Cette situation était jugée très insatisfaisante.
Lors de la rédaction de la Constitution de 1958, la décision fut prise de soumettre la procédure budgétaire à un calendrier strict. En cas de non-respect, le gouvernement peut reprendre la main.
L’encadrement de la procédure budgétaire dans les délais
L’article 47 de la Constitution prévoit dans son alinéa 3 :
« si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance. »
L’idée du constituant était de contraindre le Parlement à ne pas utiliser plus de temps que ce qui lui était accordé avant la fin de l’année civile pour son travail législatif et de garantir, ainsi, l’adoption d’une loi de finances avant le 31 décembre. Pour les projets de lois de financement de la Sécurité sociale, le Parlement dispose de cinquante jours (art. 47-1 de la Constitution).
Le cadre général de soixante-dix jours a été complété par plusieurs autres règles temporelles, d’abord dans l’ordonnance organique du 2 janvier 1959, puis dans la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 (appelée Lolf). Celles-ci concernent, d’abord, la date du dépôt qui doit intervenir au plus tard le premier mardi d’octobre (art. 39 de la Lolf). Le Conseil constitutionnel se montre souple et tolère les retards tant que le Parlement dispose de son délai global.
En 2024, le gouvernement Barnier l’a déposé avec neuf jours de retard (le 10 octobre au lieu du 1er octobre au plus tard) et, en 2025, le gouvernement Lecornu avec sept jours de retard (le 14 octobre au lieu du 7 octobre au plus tard). Dans les deux cas, le calendrier a été bousculé, mais pas au point de priver le Parlement de soixante-dix jours calendaires pour l’examen.
Ensuite, chaque assemblée doit respecter un délai intermédiaire (quarante jours pour l’Assemblée nationale et vingt jours pour le Sénat). L’objectif est de donner aux députés et aux sénateurs le temps d’examiner le texte dans le délai imparti. Il reste alors dix jours pour adopter le texte, au besoin avec l’intervention d’une commission mixte paritaire (CMP) chargée de proposer un texte de compromis en cas de désaccord entre les deux assemblées.
Si le désaccord persiste, le gouvernement peut donner le dernier mot à l’Assemblée nationale (art. 45 alinéa 4 de la Constitution) ou engager sa responsabilité sur le texte (art. 49 alinéa 3 de la Constitution). Cette dernière procédure, souvent décriée, permet au gouvernement de considérer la loi de finances comme adoptée sans la faire voter, sauf si les députés le renversent au moyen d’une motion de censure.
L’ordonnance, une sanction dirigée contre le Parlement
Tant pour les projets de lois de finances (PLF, soixante-dix jours) que pour les projets de lois de financement de la Sécurité sociale (PLFSS, cinquante jours), la possibilité d’une mise en œuvre par ordonnance se présente comme une sanction de l’incapacité du Parlement à finir son travail dans les temps. La Constitution est claire sur ce point : l’ordonnance n’intervient que si le Parlement « ne s’est pas prononcé » dans le délai de soixante-dix jours.
Si le Parlement rejette formellement le projet, le gouvernement ne peut pas prendre d’ordonnance. Il est contraint de proposer un projet de loi de finances spéciale dans l’attente de l’adoption d’une loi de finances complète (art. 40 de la Lolf). C’est ce qui s’est produit en 1979 et en 2024.
Depuis 1958, jamais un gouvernement n’a eu besoin de recourir à de telles ordonnances, ce qui leur donne plus un caractère dissuasif que répressif. Il s’agit surtout d’inciter le Parlement à tenir ses délais. Comme le dispositif n’a jamais été testé, plusieurs questions restent à ce jour sans réponse.
Quel contenu pour l’ordonnance ?
L’article 47 alinéa 3 de la Constitution se contente d’indiquer que le gouvernement met en œuvre « le projet de loi de finances » par ordonnance. Le premier réflexe est de penser au projet initial déposé par le gouvernement. C’est la lecture que le secrétariat général du gouvernement a proposée dans une note d’août 2024 relative « aux PLF et PLFSS » révélée par le média Contexte.
Cette lecture interpelle. Une analogie est possible avec le dessaisissement d’une chambre pour non-respect de son délai. Dans un tel cas, le gouvernement transmet à l’autre chambre le texte initialement présenté, « modifié le cas échéant par les amendements votés par l’assemblée (dessaisie) et acceptés par lui ». La logique peut être transposée à l’ordonnance. Le gouvernement pourrait choisir les amendements qu’il souhaite parmi ceux qui ont été votés, mais il ne pourrait pas intégrer des amendements qui ne l’auraient pas été.
Dans un contexte où l’Assemblée nationale est très divisée, les choix du gouvernement pourraient être critiqués, mais ils ne seraient pas nécessairement contestables en droit.
Quel recours contre l’ordonnance ?
L’ordonnance mettant en œuvre un projet de loi de finances ne peut pas être déférée au Conseil constitutionnel au titre de l’article 61 de la Constitution (contrôle avant entrée en vigueur) et une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ne serait, en principe, pas recevable puisqu’elle ne serait pas dirigée contre une « disposition législative » (art. 61-1 de la Constitution).
Une analogie avec les ordonnances de l’article 38 de la Constitution permet de déterminer leur régime juridique. Ces dernières sont prises sur habilitation du Parlement et ont un caractère réglementaire tant qu’elles ne sont pas ratifiées. Pour les ordonnances de l’article 47 de la Constitution, l’habilitation provient de la Constitution elle-même et, surtout, elles n’ont pas besoin d’être ratifiées par le Parlement. Elles ont donc un caractère réglementaire et peuvent être contestées devant le Conseil d’État, c’est-à-dire comme des ordonnances de l’article 38 de la Constitution dans l’attente de leur ratification.
Devant le Conseil d’État, un recours pour excès de pouvoir aurait, cependant, une portée limitée. En 1924, dans un célèbre arrêt Jaurou, la haute juridiction a jugé que les crédits prévus par la loi de finances ne créent pas de droits au profit des administrés, ce qui les empêche de les contester. Il reste d’autres dispositions, notamment celles touchant à la fiscalité. Il ne fait pas de doute que si un gouvernement était amené à prendre une ordonnance de l’article 47 de la Constitution pour mettre en œuvre le budget, des contribuables saisiraient le Conseil d’État pour tester l’étendue du contrôle qu’il voudra bien exercer.
Quid de la démocratie parlementaire ?
Pendant le mois de novembre, des voix se sont élevées au sein de l’Assemblée pour accuser le gouvernement de vouloir contrôler les débats (retarder le vote de la taxe Zucman, supprimer les débats prévus pendant un week-end). Pourtant, si le gouvernement peut demander des modifications du calendrier, c’est la conférence des présidents de groupes à l’Assemblée nationale qui en décide. En outre, le premier ministre a annoncé qu’il n’aurait recours ni à l’article 49 alinéa 3 ni aux ordonnances. Surtout, si les délais ne sont pas respectés, c’est moins la conséquence des modifications du calendrier que du dépôt de milliers d’amendements par les députés.
Quoi qu’il en soit, si le gouvernement devait avoir recours aux ordonnances, ce que la Constitution lui permet de faire, il s’expose au risque d’une censure par les députés (vote d’une motion de censure spontanée comme celle qui a fait tomber le gouvernement Barnier en décembre 2024).
Le principe du consentement à l’impôt par les représentants de la nation est une conquête de la Révolution française. Pour doter la France d’un budget, le gouvernement serait bien avisé de ne pas court-circuiter l’Assemblée nationale, même si celle-ci est très divisée. En cas de blocage, un moindre mal serait l’adoption d’une loi de finances spéciale, comme en 2024. Celle-ci ne résout pas tout, mais elle a le mérite de ne pas constituer un passage en force.
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Guigue Alexandre est membre de membre de la Société française de finances publiques, association reconnue d’utilité publique réunissant universitaires et praticiens des finances publiques.
– ref. Loi de finances : le Parlement sous la menace d’un recours à l’ordonnance – https://theconversation.com/loi-de-finances-le-parlement-sous-la-menace-dun-recours-a-lordonnance-270085
