Source: The Conversation – France (in French) – By Guergana Guintcheva, Professeur de Marketing, EDHEC Business School
Certaines caractéristiques du marché de l’art, à commencer par la pratique de l’anonymat, le rendent attractif pour les activités de blanchiment. Comment s’en protège-t-il ? Ces outils sont-ils adaptés à l’objectif poursuivi ? Comment mieux faire ?
En 2024, le marché mondial de l’art a atteint 57,5 milliards de dollars (soit 49,5 milliards d’euros) selon l’étude The Art Basel and UBS Global Art Market, illustrant sa solidité en tant qu’actif. Mais si l’art est traditionnellement lié à des motivations nobles, telles que le goût du beau et la transmission, sa relation avec le crime organisé mérite également d’être explorée.
C’est que nous avons tenté de faire dans un récent travail de recherche dans lequel nous analysons les ressorts du blanchiment, les nouvelles fragilités du marché de l’art (via sa transformation numérique notamment) et les solutions qui existent face à ce fléau.
Manque de transparence
Il est estimé qu’entre 2 % et 5 % du PIB mondial est blanchi chaque année. Le blanchiment d’argent par le biais des œuvres d’art ne constitue qu’un exemple parmi d’autres. Cependant, l’industrie de l’art se distingue par son manque de transparence et ses mécanismes subjectifs d’évaluation de la valeur des œuvres (étroitement liés à la spéculation), ce qui en fait l’un des marchés les moins régulés en matière de lutte contre le blanchiment. Après la drogue et les armes, le trafic d’œuvres d’art est ainsi la source de financement la plus lucrative pour les activités illégales.
Ainsi, par exemple, en 2007, une affaire concernant un tableau de Jean-Michel Basquiat a illustré la difficulté à estimer le prix d’une œuvre d’art. Franchissant la douane avec une facture mentionnant une valeur de 100 dollars (82 euros), ce tableau valait en réalité 8 millions (6,8 millions d’euros). Derrière cette opération se trouvait une opération de blanchiment d’argent menée par un ancien banquier brésilien. Cette affaire révèle la façon dont le marché de l’art, de par ses caractéristiques mêmes, peut se retrouver au cœur d’activités illicites.
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Une mécanique bien rodée
Le blanchiment d’argent consiste à dissimuler l’origine de fonds acquis illégalement pour les convertir en sources légitimes. Son objectif est donc de transformer de l’« argent sale », qui ne peut être utilisé ouvertement, en argent propre pouvant circuler librement dans l’économie légale. En ce sens, pour l’art, les organisations criminelles s’appuient sur une mécanique bien rodée, comme celle utilisée par exemple par les narcotrafiquants mexicains pour la filière du fentanyl.
L’art peut jouer deux rôles distincts dans les activités criminelles. Premièrement, avec la production de faux et la vente d’œuvres d’art volées comme sources directes de revenus illicites ; deuxièmement, en tant qu’instrument dans le processus de blanchiment via l’achat et la revente d’œuvres authentiques.
Le processus de blanchiment d’argent se déroule en trois phases : le placement, l’empilement et l’intégration.
- Le placement consiste à transformer de l’argent liquide « sale » (ou bien des cryptomonnaies) en argent placé sur des comptes bancaires. Par exemple, les criminels peuvent acheter des œuvres d’art en espèces, puis les revendre en exigeant d’être payés sur des comptes bancaires par les nouveaux acheteurs. Cela se fait principalement par le biais de la corruption d’employés de galeries, de maisons de vente aux enchères ou d’agents de ports francs.
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L’empilement vise à transférer l’argent placé vers d’autres comptes bancaires pour dissimuler ses traces. Le marché de l’art présente un intérêt supplémentaire dans cette étape du blanchiment d’argent, en raison de la spéculation sur certains types d’œuvres d’art ainsi que des ventes aux enchères, qui peuvent faire grimper de manière irrationnelle le prix des œuvres. Cela permet aux criminels d’investir des sommes considérables dans un nombre limité de transactions sans attirer l’attention.
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Enfin, l’intégration consiste à investir l’argent blanchi dans divers actifs légaux grâce à des sociétés-écrans.
Des vulnérabilités multiples
À de nombreux égards, le marché de l’art est vulnérable aux activités criminelles. Ces vulnérabilités sont particulièrement prononcées dans les domaines où l’opacité et l’anonymat sont courants, comme, par exemple, les ventes privées dans les maisons de vente, les transactions numériques impliquant des paiements en cryptomonnaie et l’utilisation de ports francs pour le stockage et le transfert.
Le premier point de contact dans la chaîne de valeur en termes d’activités illicites est la production de contrefaçons ou la vente d’œuvres volées, qui génèrent des fonds destinés à être blanchis. Par exemple, une opération européenne majeure menée en 2024, impliquant l’Espagne, la France, l’Italie et la Belgique, a conduit à la saisie de plus de 2 000 œuvres d’art contemporain contrefaites, pour un préjudice économique estimé à 200 millions d’euros.
Dangereuse opacité
Un deuxième moment vulnérable survient lorsque les œuvres d’art sont acheminées par le biais de plateformes de vente (galeries, foires…). Cette étape est particulièrement délicate dans le contexte des ventes privées, où la provenance et l’identité du vendeur sont rarement divulguées. Cette opacité offre aux criminels d’importantes possibilités de blanchir de l’argent en dissimulant l’origine et l’historique de propriété de l’œuvre.
Enfin, tout au bout de la chaîne de valeur, les sociétés-écrans sont souvent utilisées pour acheter des œuvres d’art, dissimulant ainsi le véritable bénéficiaire et rendant difficile pour les autorités de retracer l’origine des fonds.
De nouveaux outils plus efficaces ?
L’environnement réglementaire qui encadre le marché de l’art a récemment évolué vers des normes plus exigeantes.
Au sein de l’Union européenne, la sixième directive anti-blanchiment de 2021 a étendu les obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent aux professionnels du marché de l’art. Elle impose à ces derniers de procéder à une vérification de l’identité des clients et d’adopter un suivi pour les transactions dépassant 10 000 euros.
Au niveau des États, des mesures nationales ont renforcé les sanctions antiblanchiment d’argent sur le marché de l’art. Par exemple, aux États-Unis, la loi sur l’intégrité du marché de l’art (Art Market Integrity Act) de 2025 vise à imposer au secteur de l’art des obligations spécifiques en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, de vérification de l’identité des clients, de surveillance des transactions supérieures à 10 000 dollars, de conservation de registres détaillés et de signalement des activités suspectes au Trésor américain.
Sensibiliser le public
Enfin, les musées ont également un rôle à jouer, notamment en sensibilisant le grand public. Par exemple, en 2024, plus de 80 œuvres d’art liées au crime organisé (incluant des pièces de Salvador Dali et d’Andy Warhol) ont été exposées à Milan pour sensibiliser le public à la problématique du trafic international d’œuvres d’art.
Par sa complexité et son opacité, le marché de l’art est un terreau propice aux activités de blanchiment d’argent. Si les récentes avancées réglementaires marquent un progrès important, elles restent insuffisantes pour tenir en échec les faiblesses de la chaîne de valeur de l’art : manque de transparence, corruption, lacunes réglementaires dans les ports francs, pour n’en citer que quelques-unes. Il reste à espérer que l’importance que revêt l’art – en lui-même, aux yeux des citoyens ou encore pour le soft power – incite les pouvoirs publics à renforcer leurs moyens d’action, tout en instaurant une véritable culture de la transparence et de la responsabilité.
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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
– ref. Les œuvres d’art, cibles de choix pour le crime organisé ? – https://theconversation.com/les-oeuvres-dart-cibles-de-choix-pour-le-crime-organise-269449
