Source: The Conversation – France in French (2) – By Corinne Augé, Professeur en génétique moléculaire et biotechnologie, Université de Tours
Quelle est la part de l’environnement, en particulier social, de l’épigénétique et de la génétique dans les manifestations de l’intelligence (ou des intelligences) chez l’enfant et chez l’adulte ?
Le cerveau humain est un organe fascinant, complexe et remanié en permanence. Au cours du développement de l’embryon, il se développe selon un programme génétique précis. Les cellules souches se divisent, migrent et se différencient en différents types de neurones pour former les réseaux neuronaux qui sous-tendront toutes nos fonctions cognitives, émotionnelles, comportementales et motrices.
Les mécanismes épigénétiques, c’est-à-dire les mécanismes par lesquels une cellule contrôle le niveau d’activité de ses gènes, jouent ici un rôle majeur : méthylation de l’ADN, modification des histones (protéines) et ARN non codants vont soit activer soit réprimer, à la fois dans l’espace et au cours du temps, les gènes nécessaires à la formation et à la migration des neurones, puis à la formation des synapses.
Tandis que le cerveau se construit, chaque neurone reçoit ainsi un ensemble de marques épigénétiques qui déterminent son identité, son activité et sa connectivité aux autres neurones. Ce profil épigénétique, spécifique à chaque type de neurone, se met en place en fonction de signaux environnementaux : contexte hormonal, présence de facteurs morphogéniques (les protéines qui contrôlent la place et la forme des organes), activité électrique naissante. La moindre perturbation peut altérer, cette programmation fine, très sensible non seulement à l’environnement intra-utérin, mais aussi à l’alimentation, voire aux émotions de la future maman.
Des substances comme l’alcool, les drogues, certains médicaments, tout comme les carences alimentaires, peuvent avoir des conséquences durables sur le développement cognitif et émotionnel de l’enfant à naître. Pourquoi ? Parce que les neurones, contrairement à toutes les autres cellules de l’organisme, ne se renouvellent pas. Nous « fonctionnerons » toute notre vie avec les neurones fabriqués in utero.
Le cerveau adulte conserve en réalité une certaine capacité à produire de nouveaux neurones, mais celle-ci est en fait très limitée : jusqu’à 700 neurones par jour. Une goutte d’eau à côté des quelque 86 milliards de neurones qui forment notre cerveau ! Pourtant, cette goutte d’eau joue un rôle crucial. Ces nouveaux neurones vont s’intégrer dans des circuits déjà existants, notamment de l’hippocampe, une structure impliquée dans l’apprentissage et la mémoire. Ce processus participe à la plasticité cérébrale, à la capacité du cerveau à s’adapter aux expériences et à l’environnement.
Pour peu qu’on le fasse travailler, le cerveau continue donc de se construire et surtout de se modifier après la naissance, et ce, durant toute la vie de l’individu… Les mécanismes épigénétiques jouent un rôle important dans ces processus.
L’intelligence, un construit théorique multidimensionnel
Quand on évoque le fonctionnement du cerveau, la première chose qui nous vient à l’esprit est l’intelligence. Dans l’acception populaire, un cerveau performant est un cerveau intelligent. Mais qu’entend-on par là ?
Malgré plus d’un siècle de recherches, l’intelligence reste un concept difficile à définir de manière consensuelle. En 1986, les psychologues américains Sternberg et Detterman demandent à une vingtaine d’experts en psychologie et en sciences cognitives de proposer leur propre définition de l’intelligence. Résultat : aucune définition ne fait consensus, bien que des points de convergence se dessinent autour de l’idée d’adaptation, de résolution de problèmes et d’apprentissage. La tradition psychométrique (l’ensemble des tests et mesures pratiqués en psychologie), dominante au XXe siècle, a réduit l’intelligence à un facteur unique (g) mesuré par différents tests, dont celui de quotient intellectuel (QI).
Bien que ces tests aient une valeur prédictive pour certaines performances scolaires ou professionnelles, ils négligent des dimensions que sont la créativité, les compétences sociales ou émotionnelles. Face à ces limites, des modèles alternatifs ont été proposés.
Ainsi, Gardner a introduit la notion d’intelligences multiples, suggérant l’existence de formes distinctes d’intelligence (logico-mathématique, musicale, interpersonnelle), ou encore Sternberg, qui a développé une théorie triarchique, distinguant intelligences analytiques, créatives et pratiques. Enfin, Goleman a popularisé l’idée d’intelligence émotionnelle, aujourd’hui largement reconnue pour son rôle dans la réussite sociale et professionnelle.
En somme, l’intelligence est un construit théorique multidimensionnel, dont les définitions varient selon les cultures, les disciplines et les objectifs de mesure, mais elles partagent toutes l’idée d’une acquisition ou amélioration de capacités cognitives, spécifiques à chaque type d’intelligence. Les neurosciences cognitives ont aidé à mieux localiser certaines fonctions associées à l’intelligence, mais elles n’ont identifié aucun « centre de l’intelligence » unique dans le cerveau. Les capacités cognitives reposent sur des réseaux distribués, complexes et encore imparfaitement compris.
D’un point de vue scientifique, il semble utile de poser certaines questions : l’intelligence a-t-elle des bases génétiques ? Quelle est la part de l’environnement, en particulier social, de l’épigénétique, dans ses manifestations chez l’enfant et chez l’adulte ? Selon leur discipline, les chercheurs sont enclins à défendre soit une théorie environnementale (pour les sociologues) soit une théorie génétique de l’intelligence, que parfois ils opposent.
Les travaux en la matière ne sont pas neutres, puisqu’ils influencent les politiques publiques en matière d’éducation, après être passés par la moulinette des idéaux politiques de leurs instigateurs.
Que nous apprend la littérature scientifique ?
En tant que phénotype, l’intelligence est définie par les généticiens (de façon assez restrictive) comme une capacité mentale très générale qui inclut le raisonnement, la planification, la résolution de problèmes, la pensée abstraite, l’apprentissage rapide et la capacité à tirer des leçons de l’expérience. Afin d’évaluer cette capacité, on utilise le concept statistique d’intelligence générale (ou facteur g). Le facteur g représente la capacité cognitive commune à toutes les tâches mentales. Cela signifie qu’une personne performante dans un domaine cognitif (mémoire ou raisonnement) tend à l’être aussi dans d’autres. Le facteur g résume, ou mesure, cette covariation des performances.
Les études sur les jumeaux et sur les familles montrent que l’intelligence présente un taux d’héritabilité d’environ 50 %. Ce taux ne dit pas que l’intelligence est héritée à 50 %, mais que 50 % de ce qui fait varier l’intelligence est dû au génotype. Il soutient l’idée selon laquelle l’intelligence est en partie due à des effets génétiques. Un autre résultat complète ce propos, puisque le taux d’héritabilité de l’éducation passe de 29 % à 17 % lorsque les effets génétiques indirects (pour résumer, l’environnement créé par les parents) sont retirés du calcul, ou que l’on compare le taux d’héritabilité de l’éducation entre enfants adoptés et non adoptés. Cela soutient l’idée que l’environnement contribue aussi à la structure phénotypique de l’intelligence. En réalité, ces calculs devraient réconcilier sociologues et généticiens puisqu’ils disent que l’intelligence est à la fois génétique et environnementale, ce dont les généticiens que nous sommes sont absolument convaincus !
L’intelligence étant en partie déterminée par la génétique, la quête des gènes impliqués a commencé. Trois études génomiques (GWAS) ont identifié respectivement 187, 148 et 205 loci (des emplacements de gènes sur les chromosomes) potentiellement impliqués dans ce phénotype. Il est donc clair qu’il n’existe pas un gène de l’intelligence. Il existe un grand nombre de variantes génétiques indépendantes, chacune d’entre elles représentant une infime proportion de la variation de l’intelligence. Sans surprise, les variants génétiques associés aux résultats des tests d’intelligence sont des gènes liés à la neurogenèse, la différenciation des neurones et des oligodendrocytes (qui fabriquent la myéline) et surtout, la synapse.
La recherche sur les déficiences intellectuelles (DI), et la mise en évidence de gènes associés, est d’une grande aide dans cette quête génétique de compréhension de l’intelligence.
Les généticiens ont répertorié au moins 1 700 formes de déficience intellectuelle qui impliquent un gène majeur. Ces DI peuvent être associées ou non à d’autres syndromes (comme l’autisme). Or, l’épigénétique joue un rôle central dans la régulation de nombreux gènes impliqués dans la DI. Dans le syndrome de l’X fragile, le gène FMR1, qui code une protéine régulant la traduction locale d’ARNm au niveau des synapses – fonction essentielle à la communication neuronale – est éteint par hyperméthylation de son promoteur (le segment d’ADN qui contrôle l’expression du gène). Aucune mutation dans la partie codante du gène n’est observée, mais la protéine n’est plus produite. Les syndromes de Rett ou d’Angelman sont des modèles majeurs de DI épigénétiquement déterminée.
Enfin, il a été récemment montré que des ARN non codants (ne conduisant pas à la production d’une protéine) sont aussi responsables de cas de DI. Il s’agit de petits ARN impliqués dans la machinerie moléculaire qui permet la maturation des ARNm, afin qu’ils puissent, eux, être traduits en protéine. L’existence et l’importance de ces variants non codants ouvrent de nouvelles perspectives pour tous les malades dont la DI n’est pas expliquée par des mutations génétiques, soit environ 50 % des cas.
Le cerveau reste « plastique » tout au long de la vie, et les mécanismes épigénétiques sont des contributeurs forts de cette plasticité. Ils modulent l’expression des gènes impliqués dans la structuration et dans la réorganisation des circuits neuronaux.
Ainsi, nos connexions synaptiques évoluent constamment en fonction de ce que nous vivons, ressentons ou apprenons, permettant au cerveau de s’ajuster continuellement à son environnement. Cependant cette précieuse capacité d’adaptation peut être altérée. Lorsque les mécanismes épigénétiques sont déréglés (par l’âge, par le stress chronique, par l’inflammation…), la plasticité cérébrale s’affaiblit voire disparaît. Cette dégradation est impliquée dans le développement de maladies neurodégénératives (Alzheimer ou Parkinson), de troubles du neurodéveloppement (spectre autistique) et de certains cancers cérébraux. Les recherches récentes soulignent à quel point épigénétique et santé mentale sont étroitement intriquées.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
![]()
Corinne Augé a reçu des financements de l’INCa et La Ligue
Stéphane Mortaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. L’intelligence peut-elle être expliquée par la génétique et l’épigénétique ? – https://theconversation.com/lintelligence-peut-elle-etre-expliquee-par-la-genetique-et-lepigenetique-267059
