Source: The Conversation – in French – By Thomas Delawarde-SaÏas, Professeur de psychologie, Université du Québec à Montréal (UQAM)
On parle de « dépression postnatale » depuis cinquante ans comme d’un trouble identifiable, mesurable, traitable. Seuils, échelles, prévalences : tout semble clair, rassurant même. Mais ce modèle binaire — déprimée ou pas déprimée — occulte une réalité plus subtile : la parentalité bouleverse, fragilise, et nous place toutes et tous sur un spectre de détresse.
Si la notion de « dépression postnatale » s’est imposée depuis 1968, c’est d’abord parce qu’elle répondait à une double demande académique et médicale : donner une légitimité scientifique à la souffrance des mères, et proposer un cadre diagnostique clair et spécifique à une période de vie. On capitalisait alors sur la forme « atypique » de cette dépression aux allures de trouble anxieux. On considérait que sa spécificité tenait uniquement à ses symptômes, et l’enjeu résidait davantage dans sa détection que dans sa prise en charge.
Par ailleurs, cette caractérisation spécifique permettait de distinguer les « dépressions » post-natales du « baby-blues » (parfois appelé « dépression chimique ») survenant sous la forme de brefs épisodes dépressifs liés à des facteurs biologiques, notamment aux variations hormonales du post-partum. Cependant, le débat est depuis resté cantonné aux classifications psychiatriques et aux outils de dépistage. Ce faisant, on a réduit une expérience vécue à une simple catégorie diagnostique.
Dans un article récent paru dans la revue Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, nous proposons avec le pédopsychiatre Romain Dugravier de parler de détresse relationnelle périnatale plutôt que de dépression postnatale. Loin de faire l’unanimité au sein de la communauté scientifique, notre approche, qui remet en question les diagnostics ou les étiquettes, tente de voir la parentalité au-delà du seul prisme des troubles individuels.
Une crise maturative, pas un simple trouble individuel
Devenir parent, c’est répondre aux besoins d’un enfant totalement dépendant tout en réorganisant sa vie affective, conjugale et sociale. Pour beaucoup, cette expérience se révèle profondément structurante. Pour d’autres, elle ravive d’anciennes blessures : carences affectives, solitude, expériences de rejet. L’arrivée d’un bébé peut alors faire effraction, réveillant des vulnérabilités enfouies.
Prenons le cas d’une femme qui accueille son premier enfant. Plus que la fatigue, c’est le sentiment d’être piégée qui la submerge : elle qui s’est toujours définie comme indépendante, n’ayant « besoin de personne », se retrouve confrontée à la dépendance totale de son nourrisson.
Cette confrontation réactive le pattern d’une enfance marquée par la nécessité de se débrouiller seule. Ainsi, le diagnostic de « dépression postnatale » qu’on lui propose ne dit rien de cette histoire ni de cette tension entre dépendance et indépendance. Le traitement antidépresseur, qui est dans notre expérience parfois prescrit suite à ce diagnostic, ne permettra pas de toucher la cause de cette détresse. Au contraire d’un espace où la vulnérabilité est reconnue et où la relation avec l’enfant peut être soutenue.
À lire aussi :
Voici à quoi ressemble la dépression post-partum
On perd ainsi leur sens : on diagnostique une « dépression » là où il faudrait surtout comprendre les interactions et les bouleversements induits par la nouvelle relation parent-enfant. Les échelles utilisées — comme la très répandue échelle d’Edimbourg (EPDS), un questionnaire de dix items conçu pour dépister les symptômes dépressifs après la naissance — se centrent sur l’humeur de la mère, négligeant la qualité du lien parent-enfant, le soutien social ou les remaniements identitaires.
Résultat : on évalue des symptômes, mais on passe à côté de la solitude, des conflits de loyauté familiaux, ou des difficultés à investir la relation avec le bébé. Ayant « psychiatrisé » la relation, on a aussi du mal à la prendre en charge, au-delà des traitements médicamenteux.
Dépendance, indépendance : le cœur de la détresse
Notre article propose une autre lecture, inspirée de la théorie de l’attachement : la tension entre la dépendance du bébé et l’indépendance du parent.
L’indépendance des parents n’est pas toujours synonyme d’autonomie. Elle peut être une stratégie de survie apprise dans l’enfance, quand compter sur autrui s’avérait trop risqué. Or, devenir parent confronte brutalement à la dépendance absolue d’un nouveau-né : il faut être là, tout le temps, sans condition. Pour celles et ceux qui ont appris à ne jamais rien devoir à personne, cette expérience peut être vertigineuse.
Cette lecture relationnelle permet de comprendre pourquoi la détresse périnatale ne se laisse pas découper en deux groupes — déprimés ou pas — mais forme un gradient : de la fatigue normale aux épisodes anxio-dépressifs sévères, en passant par la solitude, la perte de confiance ou le sentiment d’incompétence parentale.
Contenance et continuité : deux principes pour agir
Contrairement à une approche catégorielle, qui peut enfermer, la théorie de l’attachement ouvre des perspectives. Elle s’appuie sur deux principes essentiels : la contenance et la continuité.
-
La contenance, d’abord : offrir aux parents un espace où leurs émotions sont accueillies, sans jugement, pour les aider à donner sens à ce qu’ils vivent. Des interventions comme la thérapie d’interaction parent-enfant ou l’intervention relationnelle avec vidéo-feedback montrent qu’en valorisant les compétences parentales existantes — plutôt qu’en corrigeant des « déficits » — on restaure confiance et sécurité.
-
La continuité, ensuite : dans le temps (de la grossesse aux premières années de l’enfant), dans les lieux (maternité, domicile, services de santé), et dans le langage (entre disciplines médicales, sociales, psychologiques). Trop souvent, les parents passent d’une professionnelle à l’autre, répètent leur histoire, subissent des ruptures de suivi. Assurer une chaîne de sécurité relationnelle, c’est éviter que l’aide ne se résume à des interventions ponctuelles, isolées, sans fil conducteur.
Repenser l’organisation des soins
Notre critique ne vise pas seulement les concepts, mais aussi la cohérence des différentes interventions auprès des familles. Les soins périnataux restent fragmentés : entre la santé mentale adulte, la pédopsychiatrie et les services sociaux, chacun parle son langage, suit ses priorités, laissant parfois les parents seuls à assembler les morceaux.
Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.
Nous plaidons pour une organisation des soins centrée sur la relation : formation des équipes à la théorie de l’attachement, création d’espaces postnataux accessibles, figures pivots pour accompagner les familles à travers les transitions. Car si « un bébé tout seul n’existe pas », des parents isolés ne devraient pas exister non plus.
Pour une santé mentale périnatale centrée sur l’humain
Remplacer la dépression postnatale par la détresse relationnelle périnatale, ce n’est pas jouer sur les mots. C’est refuser de se limiter à une approche qui classe les troubles dans des cases diagnostiques, selon des critères figés, au détriment d’une considération psychopathologique pour penser la parentalité comme une expérience humaine universelle, relationnelle et évolutive.
Il ne s’agit pas de nier la souffrance ni d’écarter les traitements quand ils sont nécessaires. Mais de rappeler que la santé mentale périnatale ne peut se limiter à dépister, prescrire, orienter. Elle doit contenir, relier, accompagner.
En somme, il est temps de passer d’une logique centrée sur le trouble individuel à une approche qui soigne le lien parent-enfant, pas seulement les symptômes. La prévention et le soin doivent s’organiser autour des familles, et non autour des catégories diagnostiques.
![]()
Thomas Delawarde-Saïas est co-gérant de l’Agence Kalía (France).
– ref. De la dépression postnatale à la détresse relationnelle : repenser la santé mentale périnatale – https://theconversation.com/de-la-depression-postnatale-a-la-detresse-relationnelle-repenser-la-sante-mentale-perinatale-266193
