De l’Algérie coloniale aux experts médiatiques, une histoire du gouvernement de l’islam en France

Source: The Conversation – in French – By Franck Frégosi, Politiste, directeur de recherche au CNRS, laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités, Aix-Marseille Université (AMU)

À travers des lois et des discours ou par la promotion de certains acteurs religieux et le rejet d’autres, l’État cherche à encadrer l’expression publique de la foi musulmane en France, à rebours du principe de laïcité. Certains procédés employés trouvent leurs origines dans son passé colonial, notamment en Algérie.


Depuis une trentaine d’années, différentes étapes ont jalonné le gouvernement de l’islam en France, passant notamment par un processus d’institutionnalisation par le haut de cette religion. Plusieurs lois sur la visibilité urbaine de l’islam s’intègrent également dans ce processus, comme la loi du 15 mars 2004 interdisant le voile dans les écoles publiques, ou celle du 10 octobre 2010 proscrivant quant à elle toute dissimulation du visage dans l’espace public, sans oublier la loi « confortant le respect des principes de la République » du 21 août 2021.

Toutes ces politiques s’inscrivent dans un processus global qui converge vers le reformatage de la visibilité du fait musulman, au travers de la mise en place de dispositifs institutionnels et législatifs, ou au prisme de discours officiels sur l’islam – citons, notamment, les discours d’Emmanuel Macron à Mulhouse (Haut-Rhin) et aux Mureaux (Yvelines), en 2020, qui, après la lutte contre l’islamisme violent, font de la lutte contre le « séparatisme » le nouvel objectif du gouvernement. Il vise également à la structuration de la représentation de l’islam, voire à sa quasi-administration, ainsi qu’à un contrôle social renforcé de l’expression et de la diffusion de cette religion en France.

Lors de son discours prononcé aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020, Emmanuel Macron étend la lutte contre l’islam radical violent à ce qu’il qualifie de « séparatisme islamiste ».

Ce qui n’était pas possible hier en termes de contrôle étatique avec l’Église catholique romaine, forte de sa tradition de centralisation et de ses interfaces avec le monde politique, semble aujourd’hui davantage envisageable avec des communautés musulmanes minoritaires. Le tout au sein d’une société française profondément sécularisée, où l’indifférence religieuse s’accroît au sein de la population globale et où règne un climat anxiogène par rapport à l’islam, sur fond de dérive autoritaire de la République.

Des logiques héritées de la colonisation

Ce gouvernement de l’islam en France a une histoire : celle-ci remonte à la période coloniale, en Algérie plus particulièrement. Dans son étude pionnière, parue en 2015, l’historienne Oissila Saaidia a notamment analysé les différentes étapes et motivations ayant présidé à ce qu’elle qualifie d’« invention du culte musulman » dans l’Algérie coloniale dès 1851.

À l’époque, cette politique religieuse se résumait à la production d’une classification des édifices cultuels musulmans, à la mise sur pied d’une hiérarchie du personnel les desservant (notamment des imams), et à un processus de nomination de ce personnel. Des liens financiers directs seront ainsi établis afin qu’il soit rémunéré par l’administration coloniale, à qui revenait désormais la propriété des édifices. Une politique dite « des égards » fut aussi engagée : elle consistait à se ménager la bienveillance de responsables musulmans en leur octroyant, par exemple, des décorations pour leur loyalisme, associées à quelques subsides financiers.

Ce processus colonial de concordatisation de l’islam, c’est-à-dire de contractualisation juridico-politique entre l’État et les institutions religieuses afin de garantir la loyauté républicaine des fidèles musulmans, le tout moyennant un soutien et un contrôle accru du culte par les pouvoirs publics, survivra au vote de la loi en métropole portant séparation des Églises et de l’État, en décembre 1905. Celle-ci ne concernera pas, en effet, les trois départements algériens.

Cette logique trouvera son prolongement en métropole avec l’édification de l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris dans les années 1920. Cet édifice était destiné autant à servir de vitrine de l’entreprise de colonisation, présentée comme respectueuse des besoins religieux de ses sujets musulmans, qu’à s’inscrire là encore dans une politique de contrôle et de surveillance des populations par le biais du religieux. L’institution permettait en effet un contrôle étroit des fidèles fréquentant le lieu, mais aussi la diffusion d’une version officielle de l’islam, bienveillante envers les pouvoirs publics et la politique coloniale.

Une fois passée dans le giron des autorités algériennes durant la décennie 1980, la Grande Mosquée de Paris conservera cette fonction sociale implicite de régulation de l’offre musulmane – destinée cette fois à la diaspora algérienne en France. Elle permettra également de veiller à la loyauté de cette diaspora envers le régime algérien.

Au-delà de l’héritage historique, de nouvelles logiques à l’œuvre

Bien qu’il n’y ait de nos jours plus lieu de parler d’une administration directe par les pouvoirs publics du culte musulman – les imams ne sont plus nommés ni rémunérés par l’État – certains responsables politiques, comme Manuel Valls ou Jean-Pierre Chevènement, ont un temps imaginé déroger à la règle du non-subventionnement direct des cultes au profit de l’islam, afin de couper tout lien financier avec l’étranger.

D’autres, comme Gérald Darmanin, et plus récemment Édouard Philippe, semblent même plaider en faveur de l’établissement d’un nouveau Concordat avec l’islam. Force est de constater qu’un certain désir de contrôle de cette religion par la puissance publique continue donc de faire son chemin parmi les élites politiques, sur fond de mise au pas de certaines expressions publiques de l’islam.

À ces logiques classiques, s’en sont progressivement ajoutées de nouvelles, comme la volonté d’œuvrer en vue d’une réforme de l’islam en promouvant – au besoin par la loi – une pratique moins extensive, c’est-à-dire moins visible, de l’islam. Un des aspects de cette réforme souhaitée par certains serait un encadrement des tenues vestimentaires féminines, déjà limitées par les lois de 2004 et de 2010 vues plus haut. Cet encadrement légal a par ailleurs connu de récentes extensions, confirmant par là même que le port du voile ou de tenues supposées connotées religieusement par des jeunes femmes musulmanes n’est pas le bienvenu dans la société.

Plus en amont, s’est aussi mise en place une logique de gouvernance partagée entre l’État et certains opérateurs de l’islam en France, comme le Conseil français du culte musulman (CFCM), créé en 2002. L’État est ainsi en quête d’interlocuteurs musulmans qui acceptent de cheminer aux côtés des pouvoirs publics soit directement dans la structuration conjointe d’une représentation nationale de l’islam, dans le cas du CFCM, soit dans la production de textes (statut type de l’imam, processus de désignation des aumôniers…) censés stabiliser la pratique de l’islam dans le cas du Forum de l’islam de France (Forif), une autre instance voulue par Gérald Darmanin, en 2023.

Se profile aussi à l’horizon un nouveau gallicanisme d’État visant l’islam, c’est-à-dire une situation où la puissance publique, tout en demeurant formellement attachée au principe juridique de laïcité, entend néanmoins soumettre la religion à un contrôle accru de sa part. Dans cette optique, l’État procède à une sélection et à une hiérarchisation des courants de l’islam en France. Elle s’opère non seulement selon leur degré de loyauté envers les pouvoirs publics, mais aussi selon leurs supposées doctrines, qu’agréerait ou non l’État en fonction de leur vision spirituellement en phase avec le modèle républicain et ses lois, ou de leur attitude extensive encourageant le « séparatisme ».

La promotion récurrente d’un « islam républicain » participe précisément de ce projet d’un islam contenu, réputé modéré, voire soluble dans la République. Les polémiques autour de la création voulue par Emmanuel Macron d’un Conseil national des imams en 2021, et surtout la publication d’une Charte des principes pour l’islam de France, que les imams en poste et leurs successeurs devraient ratifier en vue d’être reconnus, en sont les illustrations.

Discours experts et nouvelle gouvernance de l’islam

Enfin, n’oublions pas que les récentes politiques de l’islam en France laissent transparaître une grande porosité entre le monde académique des savants et des chercheurs, familiers des mondes musulmans et des dynamiques politico-religieuses se réclamant de l’islam, et l’univers des décideurs politiques au plus haut sommet de l’État (présidence de la République, ministère de l’intérieur…).

Les évènements dramatiques liés au terrorisme islamiste (attentats jihadistes de Paris en 2015 et de Nice en 2016, assassinat de Samuel Paty en 2020…) ont constitué autant de fenêtres d’opportunité dans lesquelles se sont engouffrés des universitaires devenus experts médiatiques, que cela soit dans en vue de populariser leurs analyses, ou dans le but de capitaliser sur leur notoriété déjà ancienne pour acquérir de nouveaux signes de validation et de promotion par les pouvoirs publics.

Les pouvoirs publics sont quant à eux en quête de discours savants susceptibles de concourir à définir le portrait d’un nouvel « ennemi intérieur ». C’est ce que démontre notamment le rapport officiel rendu public en mai 2025 ciblant l’existence d’un risque « frériste » dans l’Hexagone. Alors que jusque-là la gouvernance de l’islam se négociait principalement à travers des échanges entre chargés de mission et fonctionnaires du ministère de l’intérieur d’une part, gestionnaires de lieux de culte et présidents de fédérations musulmanes d’autre part, on note à partir de 2013 un recours plus systématique de l’État à des universitaires et à des chercheurs, qui participent activement à l’élaboration du nouveau référentiel de l’action publique en matière d’islam. Des chercheurs comme Gilles Kepel, Bernard Rougier ou encore Hugo Micheron sont ainsi devenus à la fois des habitués des plateaux médiatiques et des voix écoutées par les pouvoirs publics dans la construction de leurs politiques vis-à-vis de l’islam.

Le chevauchement de plus en plus net entre discours savants et expertise orientée vers les besoins des pouvoirs publics, conduit certains de ces sachants non seulement à accompagner de leurs expertises savantes les soubresauts des mondes musulmans (la guerre civile en Syrie, les exactions de Daech en Irak, la chute du régime Assad en Syrie, le conflit israélo-palestinien…), mais aussi à ériger leurs analyses en unique prisme au travers duquel percevoir les dynamiques de l’islam minoritaire hexagonal. Ce chevauchement se fait par ailleurs au risque de nourrir indirectement un certain récit sur l’islamisation progressive de la France par une supposée conquête territoriale de l’islamisme.

Dans leur sillage, des voix plus militantes encore apportent également leur concours à la théorie d’extrême droite du grand remplacement, sur fond de croisade morale contre l’université française supposée contaminée par l’« islamo-gauchisme » et le « wokisme ». L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler s’exprime ainsi régulièrement sur ces deux thèmes, et affiche sa proximité idéologique avec des officines souverainistes, entre autres liées à la mouvance portée par le milliardaire Pierre-Édouard Stérin.

Il ne s’agit pas de nier que l’islamisme violent puisse avoir des relais ou des agents de promotion en France (et ailleurs en Europe). Il convient cependant de se défier d’approches qui érigeraient systématiquement l’islam vécu au quotidien par des millions de musulmans dans l’Hexagone, parfois sous des formes plus ou moins rigoristes, comme une simple adaptation locale de l’islamisme militant du Moyen-Orient, faisant ainsi fi du contexte historique, social, culturel comme de l’environnement politique et religieux. Le musulman français, fût-il un conservateur ou simplement pieux, ne peut être au motif de son éventuelle lecture intégraliste de l’islam suspecté d’être déjà engagé dans une voie qui le rendra complice des tenants d’une radicalité violente, abusant du référentiel islamique.

À travers ses politiques de gouvernance de l’islam, l’État en France démontre qu’il n’a en fait jamais vraiment renoncé depuis le moment colonial à vouloir gouverner cette religion. Poser ce constat revient à souligner le paradoxe entre, d’une part, l’existence de discours officiels disqualifiant toute effusion politique du religieux hors de l’espace privé et, de l’autre, le maintien et le renforcement de dispositifs publics ciblant des groupes religieux – musulmans, plus spécifiquement. Ce paradoxe nous révèle les impensés qui persistent autour du bon gouvernement de la religion en régime de laïcité.

The Conversation

Franck Frégosi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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