Quand Disneyland écoute ses travailleurs… mais pas vraiment

Source: The Conversation – in French – By Audrey Holm, Porfessseur assistant, HEC Paris Business School

Signer un accord avec les salariés, est-ce toujours un signe de qualité du dialogue social ? Parfois, les impressions peuvent être trompeuses… quand, par exemple, une entreprise fait en sorte que, à peine passé, l’objet de l’accord soit caduc.


La prise de parole est souvent célébrée comme une voie à privilégier pour créer des milieux de travail plus justes et plus inclusifs. Mais que se passe-t-il si l’entreprise fait semblant d’entendre, ou entend sans vraiment comprendre ce qui est dit ? C’est la question au cœur de notre récente étude sur les marionnettistes de Disneyland.

L’étude de ce cas montre comment une organisation peut donner l’impression d’être à l’écoute de ses employés, sans joindre le geste à la parole. Dans ces situations, la firme donne l’impression de ne pas avoir bien entendu, à moins qu’elle n’ait trop bien entendu. On parle dans ce cas de « participation de façade », quand, en apparence, l’employeur répond aux préoccupations des travailleurs – souvent par le biais d’ententes formelles – tout en réduisant simultanément sa dépendance à l’égard de ces travailleurs.

L’illusion d’être entendus

Le cas qui nous intéresse concerne Walt Disney Parks and Resorts US Inc. (qu’on nommera pour simplifier Disney ou Disneyland dans le reste de l’article), mais cela pourrait arriver dans d’autres entreprises. En 2014, en Californie, un groupe de marionnettistes de Disneyland a commencé à s’organiser en vue d’obtenir une représentation syndicale. Leurs revendications comprenaient un meilleur salaire, un équipement plus sûr et une plus grande participation à la conception des marionnettes.

Beaucoup gagnaient moins que les acteurs costumés avec lesquels ils jouaient, et les blessures – de la tension dorsale à la séparation des épaules – étaient trop courantes. Pendant près de deux ans, les marionnettistes ont négocié un contrat avec les avocats et les dirigeants du parc à thème. L’accord final, ratifié en 2017, comprenait un salaire de base de 12,25 dollars l’heure, des congés payés et l’accès à une salle où les artistes pouvaient se reposer avant et après les spectacles.

De l’extérieur, cela ressemblait à une victoire. D’ailleurs, les marionnettistes ont célébré en ligne – c’était comme si leurs voix avaient enfin été entendues. Mais dans les coulisses, Disney réduisait déjà les rotations de travail et réaffectait le personnel à des fonctions non couvertes par l’accord syndical, si bien que près de la moitié des marionnettistes concernés au départ était partie au moment où les négociations se sont terminées au début de 2017.

Puis vint le coup de grâce. En mars 2017, juste avant la ratification de l’accord, Disney a annoncé la fermeture dès le mois suivant du spectacle principal dans lequel se produisaient les marionnettistes. À la fin de l’année 2020, aucun des 30 marionnettistes ayant participé à l’action collective n’était encore en poste – et bien que techniquement en place, l’accord n’a de fait jamais été mis en œuvre. C’est ce qu’on appelle la participation de façade, lorsqu’une entreprise a l’air d’être à l’écoute de ses travailleurs, mais s’assure en même temps que rien ne change vraiment.

Bonne ou mauvaise foi ?

Nous sommes conscients qu’il est très difficile de déterminer si les dirigeants de Disney ont négocié de bonne foi. D’une part, tout au long du processus de syndicalisation, Disney s’est montré quelque peu réceptif aux préoccupations des marionnettistes, tentant de trouver un accord. Les licenciements massifs et le gel des embauches dus à la pandémie de Covid-19 et aux confinements nationaux à la fin du contrat de travail ont également pu mettre un terme aux efforts visant à développer de nouveaux spectacles de marionnettes.

D’un autre côté, cependant, il est possible d’interpréter ce résultat en considérant que l’entreprise a ratifié un accord en sachant pertinemment qu’il ne serait jamais mis en œuvre. En effet, les efforts visant à faire taire les employés avaient commencé bien avant la signature de l’accord de travail, lorsque Disney avait tenté de contenir la voix des salariés. Nous n’avons vu aucun signe indiquant que Disney était disposé à développer un nouveau spectacle au cours des trois années qui ont suivi la ratification de l’accord.

Bien que l’intention soit difficile à qualifier, étant donné que nos sollicitations auprès de l’entreprise sont restées sans réponse, le résultat est que, malgré le temps et les efforts investis par les travailleurs pour se syndiquer et ceux investis par l’entreprise pour ratifier un nouvel accord, les marionnettistes de Disneyland n’ont pas encore vu leurs efforts pour faire entendre leur voix porter pleinement leurs fruits.

En agissant de la sorte, un employeur, quel qu’il soit, ne peut pas être suspecté de réprimer les revendications ou de faire traîner les négociations. Plus subtilement, des accords sont signés, mais le contexte nécessaire à leur mise en œuvre est discrètement démantelé.

Il est important de noter que cela ne découle pas toujours de la mauvaise foi ou d’une stratégie délibérée, d’une volonté de tromper. Souvent, la façon dont les entreprises sont organisées – avec beaucoup de lignes hiérarchiques, de services mobilisés, et donc de personnes prenant part aux décisions à différents endroits – rend difficile le respect des accords en général, et, notamment des accords de travail.

Une démarche en trois temps

Nos recherches montrent que la participation de façade se déploie généralement en trois étapes :

  • Tentative de réduction au silence : Au début, les marionnettistes ont rencontré de la résistance. Disney a collé des affiches antisyndicales dans les coulisses. Les directeurs ont tenu des réunions individuelles avec les artistes pour essayer de les dissuader de soutenir le syndicat et ont réduit la programmation de certains travailleurs qui soutenaient l’effort.

  • Accord à contrecœur : Après l’échec de ces efforts, la direction a entamé à contrecœur des négociations formelles avec le syndicat des travailleurs. Le processus a été lent, composé de 28 réunions sur deux ans, et souvent frustrant pour les travailleurs. Mais en fin de compte, cela a abouti à la signature d’un accord portant sur les salaires et les conditions de travail.

  • Retrait stratégique : alors même que l’encre séchait, Disney a fermé le spectacle de marionnettes, réduit les heures de travail des salariés et beaucoup sont partis – certains parce qu’ils ne pouvaient pas survivre avec des salaires inférieurs, d’autres parce qu’ils ont été déplacés vers des fonctions non couvertes par le contrat.

Fort turnover

Une fois que le spectacle a été terminé et les marionnettistes poussés dehors ou déplacés ailleurs, il ne restait plus personne pour faire respecter ou bénéficier de l’accord signé. Plus généralement, ce genre de résultat est courant dans les secteurs où les emplois sont à court terme et le taux de rotation élevé, comme les parcs à thème, la production cinématographique et télévisuelle, ou certaines parties de l’économie des petits boulots. Dans ce contexte professionnel, les employeurs peuvent facilement mettre de côté les accords sans jamais avoir à les rompre.

France 24 – 2022.

La participation de façade peut sembler être un moyen peu coûteux de désamorcer les conflits – une concession symbolique qui satisfait la pression immédiate. Mais au fil du temps, cela érode la confiance et peut avoir des conséquences négatives pour l’entreprise. Pour le dire autrement, il ne peut s’agir que d’une victoire à très court terme.

Une perte d’engagement coûteuse à terme ?

En effet, les travailleurs qui pensent avoir été trompés sont moins susceptibles ensuite de s’engager pleinement dans leur travail. Les promesses qui ne sont pas tenues deviennent des histoires qui se répandent. À long terme, la perte d’employés peut être coûteuse.

La leçon pour les managers est simple. Dire que vous soutenez les travailleurs n’est pas la même chose que d’agir en conséquence. Si les changements s’effondrent au moment où les équipes changent ou que les projets se terminent, le message n’arrive pas et la confiance des travailleurs s’érode. Pour que leurs voix mènent à un véritable changement, les travailleurs ont besoin de plus qu’un siège à la table ; ils ont besoin d’avoir leur mot à dire sur ce qui se passera ensuite.

Si les mêmes gestionnaires qui négocient les accords décident également d’y donner une suite ou non, il n’y a pas de véritable responsabilité. Le suivi ne fonctionne que lorsque les employés restent impliqués, et les changements se manifestent dans la façon dont l’endroit fonctionne réellement, et pas seulement sur le papier. Si les entreprises veulent que les travailleurs s’expriment, elles doivent aller jusqu’au bout. Dire oui ne suffit pas, il faut que cela ait un sens.


Cet article a été rédigé avec Bella Fong, actuellement Postgraduate Researcher à Energy Studies Institute (ESI).

Méthodologie

Nous avons interrogé huit anciens marionnettistes de Disneyland et analysé sept ans de données de leur groupe Facebook privé, composé de 398 publications uniques, 2 228 commentaires et 1 780 likes. Nous voulions comprendre comment les travailleurs peuvent être entendus, mais rester exclus – et comment les entreprises, parfois sans le vouloir, finissent par bloquer les changements qu’elles semblent accepter.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Quand Disneyland écoute ses travailleurs… mais pas vraiment – https://theconversation.com/quand-disneyland-ecoute-ses-travailleurs-mais-pas-vraiment-259459