Source: The Conversation – in French – By Alexandra Dupuy, Doctorante en linguistique, Université de Montréal
En interdisant l’usage de certaines formes d’écriture inclusive en français, le gouvernement québécois s’inscrit dans une longue tradition d’aménagement linguistique, mais au risque de restreindre l’expression même des identités qu’il prétend protéger.
Au mois de septembre, le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, a annoncé le dépôt d’un décret visant à interdire l’utilisation de certaines formes de langue inclusive comme « iels », « toustes » et les doublets abrégés, comme « étudiant.e.s ». Cette mesure s’applique à l’Administration publique québécoise, aux municipalités, aux centres de services scolaires, au réseau de la santé et s’appliquera éventuellement aux cégeps et aux universités.
Une histoire qui se répète
De l’autre côté de l’Atlantique, cette décision donne un air de déjà vu. En 2017, le premier ministre français Édouard Philippe signait une circulaire invitant à ne pas utiliser la langue inclusive dans l’Administration publique française et en 2021, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a publié un règlement interdisant l’utilisation de la langue inclusive dans le milieu de l’éducation. Parmi les motifs évoqués : les difficultés de lecture que les formes inclusives engendrent.
Alors que le gouvernement français se prononçait sur l’usage de l’écriture inclusive, aucune étude empirique n’avait encore mesuré l’effet des formes inclusives en français chez les personnes dyslexiques (plus particulièrement les formes abrégées comme « locuteur·ices »). Des personnes concernées y voyaient d’ailleurs une instrumentalisation des personnes en situation de handicap.
Ce que les données en psycholinguistique nous disent
En entrevue, le ministre Jean-François Roberge fait plusieurs fois référence à la complexification de la lecture causée par des formes inclusives comme les doublets abrégés et les néologismes. Des phrases comme « iels sont content.e.s » ou « si iel n’est pas avec l’enseignant.e souhaité.e » sont des exemples de la « confusion linguistique » qu’il dénonce et de la supposée entrave à la qualité de la langue causée par l’écriture inclusive. Pourtant, lorsque Jean-François Roberge dénonce la présence de néologismes dans la langue, il s’attaque à une réalité qui, d’un côté, est inhérente aux langues vivantes et qui, de l’autre, n’est pas considérée comme problématique d’un point de vue psycholinguistique.
Du côté des doublets abrégés, cet argument de la difficulté ajoutée a été démenti par plusieurs études réalisées à travers la francophonie. En effet, les données récentes montrent que les impacts des doublets abrégés sur la compréhension sont très minimes. De plus, il est fort probable qu’un effet d’habituation soit observable, tout comme c’est le cas pour les néologismes, de sorte que, plus on rencontre une certaine forme linguistique, plus on la lit facilement.
Bien que le décret ne vise que certaines formes de rédaction inclusive, des mythes portant sur l’ensemble de la pratique se sont glissés dans le discours public, notamment lorsque le chef du Parti québécois (PQ) Paul St-Pierre Plamondon a laissé sous-entendre que l’écriture inclusive n’avait aucun bienfait.
Sur ce point, les données en psycholinguistique nous disent en fait tout le contraire. De nombreuses études ont montré que l’écriture au masculin mène les lecteurs et lectrices à se représenter moins de femmes lors de la lecture. Au contraire, différentes formes d’écriture inclusive peuvent atténuer cet effet et améliorer la représentation de toutes personnes dans la langue.
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Au-delà des données, la question de l’aménagement
Dans le préambule de la Charte de la langue française, on indique : « Langue distinctive d’un peuple majoritairement francophone, la langue française permet au peuple québécois d’exprimer son identité. » Cette loi a pour principal objectif de s’assurer que toute personne au Québec puisse vivre en français dans la sphère publique, sans discrimination.
Les interventions gouvernementales sur la langue française vont ainsi majoritairement porter sur la proposition de mots en français afin d’éviter le recours à d’autres langues. Par exemple, pour éviter le recours au mot anglais e-mail, l’Office québécois de la langue française (OQLF) a proposé le néologisme « courriel » dans les années 1990 ; ce néologisme est désormais largement diffusé au Québec et, dans une certaine mesure, en France.
L’OQLF en est également à la 6e édition du Concours de créativité lexicale où des jeunes du secondaire ont la possibilité de proposer des néologismes afin de nommer de nouvelles réalités. De ce concours, nous avons notamment obtenu les mots « saute-soucis », « sociomuselage » et « conséconscient ».
L’OQLF a une approche collaborative avec les membres de la société, tout en ayant un rôle pédagogique. Dans cette perspective, l’OQLF publie plusieurs documents visant à outiller la population quant à des difficultés linguistiques, mais également dans l’objectif de promouvoir l’usage du français. Dans le contexte de la féminisation, l’OQLF avait publié des guides et son approche avait été incitative plutôt que coercitive. En ce qui concerne les doublets abrégés ou les néologismes tels que « iel » ou « toustes », l’attitude de l’OQLF est différente de son approche traditionnelle.
Il est à noter que certaines formes tronquées sont permises, alors que d’autres ne le sont pas : les crochets et les parenthèses sont permis par l’organisme lorsque l’espace est restreint. Contrairement aux crochets et aux parenthèses qui sont utilisées en français notamment pour citer ou inclure des informations supplémentaires dans un texte, les points médians n’ont qu’une seule fonction dans l’usage : visibiliser les femmes et les personnes non-binaires dans le texte. Ceux-ci seraient donc moins susceptibles de mener à de la « confusion linguistique » en comparaison avec les signes acceptés par l’OQLF. En d’autres mots, si la clarté du texte était réellement le critère déterminant, les points médians ne seraient pas plus problématiques que les pratiques déjà tolérées.
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Alors qu’aucun guide gouvernemental n’a été publié sur l’ensemble des techniques d’écriture inclusive, ceux conçus par la communauté linguistique pullulent. Cette multiplication d’ouvrages est un signe du désir d’exprimer l’identité de toustes en français.
Le respect des droits fondamentaux
Au-delà d’un débat linguistique, c’est la question du respect des droits fondamentaux qui est en jeu. La Charte des droits et libertés de la personne se veut un reflet des valeurs québécoises. En vertu de cette dernière, l’identité de genre et l’expression de genre sont des motifs de discrimination interdits ; le gouvernement du Québec a d’ailleurs planifié une série de mesures visant entre autres à « Promouvoir le respect des droits des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre ». La protection des minorités s’inscrivant dans la constitution québécoise, il est ainsi légitime de se questionner sur le fait que Québec pose des actions allant à l’encontre des droits protégés par sa propre Charte.
La décision du ministre Jean-François Roberge ainsi que les interventions du chef du PQ sur l’écriture inclusive mettent en lumière des enjeux importants, notamment le détournement de la littérature scientifique afin de justifier des politiques publiques ayant un impact direct sur l’exercice de droits garantis.
Finalement, une question importante se pose : si le français permet au peuple québécois d’exprimer son identité, que devient cette promesse lorsqu’un décret nous interdit de le faire ?
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Gabrielle Girard a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec.
Alexandra Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. La langue inclusive : lorsque des mythes font leur entrée dans les politiques publiques – https://theconversation.com/la-langue-inclusive-lorsque-des-mythes-font-leur-entree-dans-les-politiques-publiques-267073
