Source: The Conversation – France (in French) – By Louise Colling, PhD candidate in organizational behavior, Université de Liège
Plus agiles, participatives, collaboratives, démocratiques… les organisations lâchent progressivement la bride hiérarchique pour gagner en résilience et pour répondre aux attentes des plus jeunes générations de travailleurs. Disparu le contrôle ? Pas vraiment. D’autres formes discrètes émergent dans ce contexte.
Le contrôle normatif prévoit l’autodiscipline des travailleurs baignés dans une culture organisationnelle forte et exigeante. Les travailleurs sont alors confrontés à ce contrôle impalpable, complexe, dont les conséquences sont mal appréhendées. Rétablir conscience et nuance autour de ce phénomène est essentiel pour la santé des collaborateurs et des organisations.
Le contrôle normatif, ce méconnu
Coffee corner, ambiance campus universitaire, buddy pour accueillir les nouveaux, codes vestimentaires et conversationnels décontractés, petit-déjeuners spécial valeurs, awards calqués sur les valeurs de l’entreprise, récit mythique de la fondation de l’entreprise… une culture d’entreprise « vibrante » est au cœur des stratégies pour attirer les meilleurs talents, assurer leur loyauté et leur engagement.
Dès les années 1960, la science en management définit le contrôle normatif comme un alignement spontané des comportements et actions des travailleurs sur la culture d’organisation. Soucieux de se montrer dignes des valeurs et idéaux de l’entreprise, les travailleurs donnent le meilleur d’eux-mêmes et agissent naturellement dans l’intérêt de l’organisation. C’est l’avènement de la motivation intrinsèque, de la fierté du travail bien fait et de l’appartenance à une organisation unique.
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Le contrôle normatif prend de l’ampleur avec la vague de flexibilisation et de libération des organisations. Quoi de mieux qu’un contrôle discret et spontané dans une organisation où le contrôle hiérarchique n’est plus légitime ? Prenons l’exemple des cabinets de conseils, réputés pour l’autonomie de leurs travailleurs, des équipes projet dites « agiles », une relation très fluide entre les collaborateurs, une ambiance décontractée. La culture organisationnelle d’excellence qui y est largement diffusée pousse pourtant les travailleurs à donner le meilleur d’eux-mêmes et viser l’hyper performance. Une autodiscipline bien plus efficace qu’un supérieur qui vérifie le travail par-dessus l’épaule.
Loyauté et engagement
« Culture eats strategy for breakfast », selon le théoricien Peter Drucker. La littérature managériale grand public loue la culture organisationnelle pour la loyauté et l’engagement qu’elle suscite chez les travailleurs. Les organisations déploient alors avec optimisme des pratiques relevant du contrôle normatif – ateliers valeurs, atmosphère ludique et familiale au bureau, engagement en faveur d’une cause sociétale.
La science en management se montre beaucoup plus sceptique, voire carrément hostile. Elle met en garde contre l’exploitation, l’uniformisation des employés et les dérives totalitaires du contrôle normatif. Alors, pour ou contre le contrôle normatif ? Bon ou mauvais ? Face à l’optimisme des livres de management et à la critique souvent cantonnée au champ académique, difficile pour les organisations de se faire une raison. Notre analyse de près de 80 articles et livres traitant du contrôle normatif vise à rétablir nuance et conscience. Elle aboutit à une liste d’opportunités et de menaces du contrôle normatif pour les organisations et leurs travailleurs.
Une source de sens, mais pas seulement
Le contrôle normatif est d’abord source de sens pour les travailleurs. En adhérant aux valeurs et idéaux de l’organisation, ces derniers ont le sentiment de se réaliser. L’individu qui a internalisé ces normes culturelles devient plus proactif, nécessite moins de supervision. Le partage d’une identité commune porte le collectif, avec une diminution des conflits.
Poussée par cet élan individuel et collectif, l’organisation est en meilleure capacité d’innover et de s’adapter aux changements. Dans ce contexte favorable, il est plus facile d’attirer et de garder des travailleurs motivés. Ces derniers communiquent leur enthousiasme auprès des clients, s’engagent plus personnellement dans les échanges avec eux et se montrent d’autant plus exemplaires qu’ils se sentent ambassadeurs d’une culture unique. Un phénomène illustré notamment chez Ikea, avec des employés tellement imprégnés de la culture familiale qu’ils en viennent à représenter et défendre l’entreprise auprès de leurs proches.
Mais ce sens, cet idéal fort soulèvent aussi des questions éthiques quand engagement rime avec exploitation. La frontière entre travail et vie privée s’efface, l’investissement est sans fin pour être digne de l’idéal organisationnel. Les travailleurs se dépassent quand ils le font pour « la grande famille des collègues », « un service d’exception au client », ou « une entreprise engagée pour la transition »…
Une résistance peu frontale
Apparaît alors une résistance certes peu frontale mais qui peut miner l’organisation à coups de sabotages, faux-semblants, cynisme, et finalement départs. Pour ceux qui n’ont pas la force de résister, les risques psychosociaux sont réels : stress, diminution de l’estime de soi, burn out. Les managers ne sont pas épargnés, la pression de l’exemplarité s’abat sur eux.
Une culture d’organisation trop uniforme et sacralisée peut aussi causer rigidité, manque de créativité et résistance au changement. Enfin, il faut également avoir à l’esprit les efforts conséquents en temps et en argent pour diffuser cette culture (événements sociaux, décoration des locaux, système de buddy, campagnes sur les valeurs, etc.).
Un contrôle à double tranchant
Le contrôle normatif déclenche ainsi un mix d’opportunités et de menaces qui dépend du contexte organisationnel et de chaque individu. Par exemple, il est illusoire de s’en remettre au contrôle normatif en espérant seulement améliorer l’engagement des collaborateurs, sans que cela augmente également les risques psychosociaux.
Favoriser le contrôle normatif, c’est s’exposer à ces différentes opportunités et menaces, en même temps. C’est devoir naviguer entre ses différents paradoxes ; agilité et rigidité organisationnelle, engagement et résistance des travailleurs, relâchement et exemplarité managériale.
Adaptation à l’entreprise-tribu
Depuis quelques années, le contrôle normatif s’est adapté à l’engouement pour un travail toujours plus collaboratif, des environnements de travail communautaires (par exemple, le coworking). C’est l’organisation idéalisée comme une tribu. D’un côté, l’extase du dépassement de soi pour le collectif, les moments transcendants de partage avec les collègues. De l’autre, une porosité entre la vie privée et professionnelle toujours plus forte, la proximité et les émotions des collègues à gérer. Entre les deux, le yo-yo émotionnel. Si les références culturelles évoluent, le contrôle normatif reste à double tranchant.
En présence d’un contrôle normatif fort, les managers avisés peuvent renforcer le suivi des indicateurs psychosociaux, être attentifs aux discours trop dogmatiques qui mettent les équipes sous pression, veiller à ce que les voix dissonantes puissent continuer à s’exprimer. Les équipes des ressources humaines ont également un rôle clé à jouer pour qu’acculturation ne rime pas avec endoctrinement. Notamment dans les parcours d’onboarding, trouver un équilibre entre partage des repères culturels communs et valorisation des personnalités uniques de tout un chacun. Le rôle des cabinets de conseil doit aussi être encadré, pour éviter qu’ils ouvrent les vannes d’une culture organisationnelle super puissante. Les grands ateliers participatifs sur les valeurs et la culture organisationnelle ne sont pas anodins, ils enclenchent une dynamique normative. Et les consultants sont souvent repartis quand les effets négatifs du contrôle normatif se font sentir.
Être conscient du contrôle normatif et rester alerte sur ses dérives est plus que jamais d’actualité avec cette fausse impression que le contrôle se dilue dans des organisations toujours plus flexibles. Notre liste d’opportunités et de menaces du contrôle normatif peut constituer une boussole pour préserver les organisations et leurs travailleurs.
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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
– ref. Une culture pour les gouverner tous ? – https://theconversation.com/une-culture-pour-les-gouverner-tous-265635
