L’Europe face à la « mise à l’épreuve permanente » imposée par la Russie

Source: The Conversation – France in French (3) – By Christo Atanasov Kostov, International Relations, Cold War, nationalism, Russian propaganda, IE University

Derrière les manœuvres hybrides de la Russie – militaires, cyber et politiques – se dessine un objectif constant : épuiser l’Occident, diviser l’Europe et redessiner l’ordre sécuritaire issu de la guerre froide.


Les images sont tristement familières : les chars russes entrant en Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014 puis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les avions militaires russes violant l’espace aérien européen et désormais de mystérieux drones provoquant la fermeture d’aéroports à travers le continent.

Ces épisodes s’inscrivent dans une stratégie unique, cohérente et en constante évolution : user de la force militaire là où c’est nécessaire, mener une guerre « hybride » ou « de zone grise » là où c’est possible, et exercer une pression politique partout ailleurs. Depuis des décennies, Moscou déploie ces tactiques avec un objectif précis : redessiner la carte sécuritaire de l’Europe sans déclencher une guerre directe avec l’OTAN.

Cet objectif n’a rien d’improvisé ni d’ambigu. Il repose sur un principe révisionniste : renverser l’élargissement de l’OTAN vers l’Est survenu après la guerre froide et rétablir une sphère d’influence russe en Europe.

C’est cette logique qui a guidé les actions du Kremlin à la veille de l’invasion de l’Ukraine. En décembre 2021, Moscou exigeait que l’OTAN proclame officiellement que l’Ukraine et la Géorgie ne pourront jamais adhérer à l’Alliance, et que les troupes de l’OTAN se retirent sur leurs positions de mai 1997, c’est-à-dire avant l’entrée des anciens États socialistes d’Europe de l’Est.

Ce n’était pas une manœuvre diplomatique préalable à l’invasion de février 2022, mais bien un objectif en soi. Aux yeux du Kremlin, l’élargissement de l’OTAN représente à la fois une humiliation et une menace existentielle qu’il faut enrayer à tout prix.




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Un arsenal de moyens de pression

Les actions russes peuvent tour à tour être perçues comme relevant du chantage, de la démonstration de force ou de la tentative de pression diplomatique. En réalité, elles relèvent de tout cela à la fois. Moscou brouille délibérément la frontière entre diplomatie, action militaire et propagande intérieure. Son « arsenal » de pressions s’organise en plusieurs volets :

  • La « stratégie du bord de l’abîme » pour forcer le dialogue : Les montées en puissance militaires – des concentrations de troupes à l’invasion de l’Ukraine – créent des crises qui obligent l’Occident à réagir. La Russie fabrique des situations d’urgence pour gagner du poids dans la négociation, comme elle l’a fait pendant la guerre froide, puis en Géorgie (2008) et en Ukraine (depuis 2014).

  • Les tests en « zone grise » : Les incursions de drones et d’avions russes dans l’espace aérien de l’Allemagne, de l’Estonie, du Danemark ou de la Norvège servent à jauger la capacité de détection et de réaction de l’OTAN. Elles permettent aussi de collecter des données sur la couverture radar, sans franchir le seuil d’un affrontement ouvert.

  • La pression hybride sur les « petits » membres de l’OTAN : Les cyberattaques et les perturbations énergétiques qui touchent divers États de l’OTAN visent à tester la solidarité de l’Alliance. Moscou cible les pays les plus vulnérables pour semer la discorde et la méfiance au sein de l’organisation.

  • Le théâtre intérieur : Sur la scène nationale, l’affrontement avec l’Occident sert de mise en scène politique. Comme l’a récemment déclaré Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, « l’Europe a peur de sa propre guerre ». Les atermoiements des Européens permettent de convaincre toujours davantage les Russes que l’Occident est indécis et faible, tandis que la Russie, elle, est forte et déterminée.

Cette stratégie n’a rien de nouveau : elle prolonge des méthodes éprouvées depuis l’effondrement de l’URSS. De la Transnistrie à l’Abkhazie, en passant par l’Ossétie du Sud et le Donbass, Moscou entretient des conflits « gelés » qui bloquent durablement l’intégration euro-atlantique de ces régions.




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Une « épreuve permanente »

Aujourd’hui, le Kremlin privilégie les moyens hybrides – drones, cyberattaques, désinformation, chantage énergétique – plutôt que la guerre ouverte. Ces provocations ne sont pas aléatoires : elles forment une campagne méthodique de tests.

Chaque incursion, chaque attaque sert à évaluer la réponse à ces questions : L’Europe sait-elle détecter ? Réagir de manière coordonnée ? Agir rapidement et efficacement ?

Comme l’ont reconnu des responsables belges après une récente série de survols de drones, le continent doit « agir plus vite » pour bâtir sa défense aérienne. Chaque aveu de ce type renforce la conviction du Kremlin : l’Europe est lente, divisée, vulnérable.

Ces épisodes sont ensuite recyclés en séquences de propagande à la télévision d’État, où les commentateurs moquent la « faiblesse » européenne et présentent la confusion du continent comme la preuve du bien-fondé de la ligne dure de Moscou. Cette crise fabriquée est, à son tour, la dernière application d’une stratégie longuement rodée. Vis-à-vis de l’Occident, l’objectif n’est pas la conquête, mais l’épuisement : une « mise à l’épreuve permanente » destinée à user ses ressources et sa cohésion par une pression continue, diffuse et de faible intensité.

Et maintenant ?

Les provocations croissantes de la Russie envers l’OTAN et l’Europe ne peuvent pas durer indéfiniment sans conséquences. Trois scénarios principaux se dessinent :

  1. Une nouvelle confrontation durable : C’est l’issue la plus probable. L’OTAN ne peut satisfaire les exigences fondamentales du Kremlin sans renier ses principes fondateurs. Le conflit prendrait alors la forme d’un face-à-face prolongé : renforcement du flanc oriental de l’Alliance, explosion des budgets de défense et érection d’un nouveau rideau de fer.

  2. La « finlandisation » de l’Ukraine : Un scénario possible, mais instable, verrait l’Ukraine contrainte à adopter un statut de neutralité – renonçant à rejoindre l’OTAN en échange de garanties de sécurité, à l’image de la Finlande pendant la guerre froide. Du point de vue occidental, cela reviendrait à récompenser l’agression de Moscou et à consacrer son droit de veto sur la souveraineté de ses voisins.

  3. L’escalade par erreur de calcul : Dans un climat de tension permanente, un incident mineur – un drone abattu, une cyberattaque mal maîtrisée – pourrait rapidement dégénérer. Une guerre délibérée entre la Russie et l’OTAN reste improbable, mais elle n’est plus inimaginable.

L’impératif européen : la résilience

La stratégie du Kremlin repose sur la fragmentation. La réponse de l’Europe doit être la cohésion. Cela implique de renforcer plusieurs capacités clés :

  • Une défense aérienne et antimissile intégrée : construire un véritable bouclier continental, sans failles exploitables par les drones ou les systèmes hypersoniques.

  • Une défense hybride collective : Considérer les cyberattaques ou les incursions de drones comme des menaces visant l’ensemble de l’Alliance. Un mécanisme de réponse unique et prédéfini priverait Moscou de la possibilité d’isoler un membre.

  • Une autonomie technologique et politique : investir dans les industries européennes de défense, l’indépendance énergétique renouvelable et la solidité des chaînes d’approvisionnement. La sécurité commence désormais par la souveraineté, surtout face à l’incertitude du soutien américain.

  • Une dissuasion diplomatique : associer une capacité militaire crédible à un dialogue pragmatique, en maintenant ouverts les canaux de communication pour éviter toute escalade.

La stratégie russe n’est pas une réaction conjoncturelle : elle est structurelle.

Le Kremlin cherche à contraindre l’Occident à accepter un nouvel ordre sécuritaire en combinant coercition, tests et pression continue. Les moyens varient – chars, drones, guerre hybride d’usure – mais le but reste le même : affaiblir l’unité européenne et restaurer la sphère d’influence perdue en 1991.

Le défi de l’Europe est tout aussi clair : résister à la fatigue des crises répétées et prouver que la résilience, plutôt que la peur, définira l’avenir du continent. Les provocations de Moscou se poursuivront tant qu’elles ne lui coûteront pas trop cher. Seule une Europe unie et préparée pourra inverser ce calcul.

The Conversation

Christo Atanasov Kostov ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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