Retour du loup : sociologie d’un grand remue-ménage

Source: The Conversation – in French – By Antoine Doré, Sociologue des sciences, techniques et politiques environnementales et agricoles., Inrae

Alors que les appels à renouer avec le sauvage se multiplient, la place du loup est devenue une question éminemment politique. Comment cohabiter avec le grand prédateur, et que cela signifie-t-il à tous les niveaux ? Dans « Politiques du loup. Faire de la sociologie avec des animaux », à paraître le 15 octobre 2025 aux Presses universitaires de France, le sociologue Antoine Doré (Inrae) revient sur la complexité de notre rapport au vivant, constitué d’un écheveau de liens complexes formés historiquement et socialement. Nous reproduisons ci-dessous un extrait de son introduction.


Plusieurs dizaines d’années après leur disparition, les loups sont de retour dans des contrées d’Europe et d’Amérique du Nord desquelles ils avaient été éradiqués. Au milieu des frénésies de la modernité, des raffuts du monde industriel et du grand saccage des milieux de vie, une espèce réapparaît : moment suspendu… entre espoir fragile et modeste soulagement devant les manifestations d’une nature qui reprend ses droits.

Dans le quotidien des champs, au milieu des frémissements du bétail et du fourmillement des vies pastorales, surgit une bête : instants de stupeur… profonde incompréhension et montées de colère face aux signes de délitement d’un monde familier dans lequel on ne se reconnaît plus.

Les réactions contrastées suscitées par le retour du prédateur ont quelques points communs. Elles témoignent d’une attention à l’habitabilité des lieux, que les prédateurs viennent tantôt enrichir, tantôt dégrader, selon les points de vue. Elles rappellent également à quel point les conditions d’existence de tout un chacun sont intimement intriquées avec la présence des autres. Non seulement avec la présence des autres humains, mais également avec celle des animaux qui peuplent les endroits où l’on vit.

Parce que se situer dans le monde revient à tisser des relations avec un ensemble d’entités matérielles et symboliques. Certaines, auxquelles sont reconnues des capacités à éprouver subjectivement les choses, occupent une position particulière. Car elles habitent le monde. Elles en ont une expérience. Vivre avec elles, c’est donc cohabiter. Les façons d’être au monde sont ainsi étroitement liées aux entités non humaines (notion mise à l’honneur en sciences sociales par la théorie de l’acteur-réseau, issue des Science and Technology Studies, selon laquelle la société ne se réduit pas aux humains), en particulier aux animaux.




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Vivant-matière, Vivant-personne et vivants sauvages

Bien sûr, ces derniers ne tiennent pas une place équivalente dans la vie de tous. Un nombre croissant de personnes vivent des animaux sans vivre avec. Ceux-ci s’apparentent alors à ce que le sociologue André Micoud appelle du vivant-matière : des organismes désingularisés, souvent invisibles de leurs principaux usagers finaux, confinés dans des ateliers de productions intensives et des laboratoires de recherche.

Dans la taxonomie proposée par ce sociologue, le vivant-matière s’oppose au vivant-personne, qui désigne au contraire des animaux dotés d’identités singulières, façonnées par des attachements affectifs et des relations bienveillantes. Là où A. Micoud identifie deux pôles d’un continuum en tension, l’anthropologue Charles Stépanoff distingue pour sa part « deux formes originales de traitement des animaux [qui] se sont […] généralisées à une époque récente » : l’animal-matière et l’animal-enfant. Mais plus que des réalités empiriques « pures », ces deux figures s’apparentent davantage à des avatars de la pensée des modernes.

Les loups ont ceci de particulier et d’intéressant qu’ils surgissent dans les interstices de cette modernité occidentale, là où des personnes partagent leur vie avec des animaux selon des modalités bien différentes. Ici, les brebis tiennent une place irréductible à une simple fonction de production. Les relations aux chiens – de conduite ou de protection des troupeaux, de chasse, etc. – ne se résument pas à des rapports familiers. S’ils mangent et s’ils dorment parfois aux côtés des humains, ils partagent également avec eux le travail.

Et puis il y a les animaux que l’on chasse, ceux que l’on observe, ceux que l’on protège et dont on prend soin sans pour autant les apprivoiser. Se situer par rapport à ces bêtes relève d’enjeux complexes. Cela engage des rapports hétérogènes à l’environnement. Cela instaure également des positions différenciées dans l’espace social.

Car autour de ces animaux s’établissent des relations entre les habitants des territoires. Et les crises provoquées par les loups naissent bien souvent d’une perturbation de l’équilibre des attachements entre les habitants humains et non humains de ces territoires recolonisés par le prédateur. S’y écharper à propos des loups, c’est toujours aussi se disputer sur la relation qui convient à tout un cortège d’autres animaux.

Une multitude de perceptions sociales

Isabelle Arpin l’a bien montré dans une enquête sur la place de la faune sauvage dans la vie des gens de la Vanoise (Parc national situé dans le département de la Savoie, ndlr). Quand la sociologue amorce son enquête, les loups n’y ont pas réapparu. En écoutant les gens parler des animaux et en observant les activités qui les relient à ces derniers, elle distingue deux mondes :

  • d’un côté, celui des éleveurs, des chasseurs de chamois et d’une première génération de garde-moniteurs du parc national ;

  • de l’autre, celui des naturalistes, des protecteurs de la nature, d’une nouvelle génération de garde-moniteurs et autres agents du parc national.

Le premier, composé principalement des « gens d’ici », est resserré dans l’espace et le temps. Les récits qui y circulent décrivent avec précision la vie quotidienne dans ces lieux, une vie partagée avec la faune, structurée autour de l’opposition entre le sauvage et le domestique. On y accorde une attention particulière à l’abondance et à la rareté des espèces, aux craintes et à la distance que les animaux conservent à l’égard des humains.

Les bouquetins y sont par exemple considérés comme suspects et de peu d’intérêt. Ils sont nombreux et peu craintifs, ce qui les apparente alors anormalement à des animaux domestiques. Les mouflons, au contraire, restent plutôt rares et éloignés des humains. Ils sont ainsi mieux appréciés en tant qu’authentiques animaux sauvages.

Les bouquetins (ici, en Vanoise) sont souvent considérés comme inintéressants par les habitants locaux du fait de leur nombre élevé et de leur nature peu craintive. Mais les visiteurs, au contraire, les apprécient pour leur caractère indigène.
Ibex73/WikiCommons, CC BY-SA

Le second monde, composé surtout des « gens d’ailleurs », est plus vaste et diffus. On y traverse des époques reculées, des espaces lointains, entre des récits de voyage naturaliste à l’étranger et un intérêt pour la longue histoire des espèces sauvages. L’opposition du naturel et de l’artificiel y prédomine, mettant en jeu l’appréciation du caractère autonome et autochtone des animaux. Les bouquetins y sont appréciés en tant qu’animaux naturels, car indigènes aux lieux, tandis que les mouflons au contraire y sont moins bien considérés du fait de leur origine anthropique, l’espèce ayant été introduite au XIXe siècle, puis dans les années 1950.

On découvre, au fil des récits et des pratiques des habitants de la Vanoise, le rôle de quelques animaux dans la construction, la naturalisation ou la subversion d’oppositions structurantes entre les « gens d’ici » et les « gens d’ailleurs », mais aussi entre les femmes et les hommes, entre les générations ou encore entre les « profanes » aux savoirs empiriques ancrés dans l’expérience vécue et les « experts » dont les connaissances de terrain s’appuient aussi sur des savoirs livresques ou institutionnalisés.




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Un équilibre fragile bousculé

Avant que les loups ne reviennent en Haute-Maurienne (Savoie) à l’automne 1997, quelques années après leur découverte dans le Mercantour (Alpes-Maritimes), les membres de ces deux mondes coexistent de manière relativement stable et pacifique. Ils parviennent à s’éviter en se partageant les animaux.

Les naturalistes s’attachent par exemple davantage aux bouquetins et les chasseurs aux chamois. L’accès aux animaux est également distribué dans le temps et l’espace, à travers la mise en place de périodes de chasse ou la définition de zones réglementées instituant une partition géographique des activités qui gravitent autour d’eux.

La coexistence n’est pas toujours facile cependant. Les catégories qui façonnent ces mondes s’avèrent parfois instables. Ces mondes réussissent toutefois à ménager des compromis face à l’émergence de nouveaux problèmes liés à la réapparition ou à l’augmentation des effectifs d’espèces comme les grands herbivores, les lynx, les grands rapaces ou encore les sangliers.

Jusqu’au retour du loup, l’attention se porte plutôt sur d’autres espèces, comme les grands herbivores, les lynx, les grands rapaces (ici, un gypaète barbu) ou les sangliers.
Noël Reynolds/Wikicommons, CC BY-SA

C’est alors que les loups surgissent et viennent bouleverser ce modus vivendi. Un sentiment de vulnérabilité plus brutal et plus insoutenable gagne en particulier les éleveurs et bergers confrontés aux attaques de leurs troupeaux, tandis que la protection des loups est identifiée par certains naturalistes comme un combat capital pour la préservation de la nature en général. Dès lors, ainsi que le souligne I. Arpin :

« La crise éclate parce que la venue des loups exaspère les tensions accumulées et met fin à un équilibre fragile entre les deux mondes. »

De nouveaux liens se créent entre des mondes qui doivent désormais composer ensemble. Les oppositions sauvage/domestique et naturel/artificiel sont brouillées : les loups deviennent l’archétype du sauvage pour les « gens d’ailleurs » et le comble de l’artifice pour les « gens d’ici » dont une majorité considère qu’ils ont été réintroduits secrètement par des « écologistes ». À l’arrivée du prédateur, les mondes globalement structurés se dissipent pour prendre la forme de réseaux conflictuels :

« L’ordre […] cède la place au désordre, les certitudes aux incertitudes, les savoir-faire maîtrisés aux improvisations. »

La propagation politique des loups

Si les études en sciences sociales ont bien documenté les turbulences locales provoquées par la présence des loups – lesquelles poussent à inventer des manières d’habiter les territoires –, on sait encore peu de choses de leur étonnante propagation politique.

Alors qu’avec nombre d’animaux, la cohabitation reste une affaire d’ajustements circonscrits aux bêtes et aux personnes directement engagées dans la situation, on est dans le cas des loups face à des négociations d’un type très différent. Les bouleversements locaux débordent des territoires concernés et affectent finalement une large part de la population nationale soucieuse du sort réservé aux loups ou aux moutons, aux éleveurs, aux mouflons, aux chasseurs, etc. Les destinées d’une multiplicité d’humains et de non-humains se trouvent inextricablement reliées à celle des loups, mais dans des sens très divers et antagonistes. De sorte que les modes de régulation locale des conflits, qui s’inventaient autour des problèmes liés par exemple aux sangliers, aux marmottes, ou aux bouquetins, apparaissent inappropriés pour faire face à l’ampleur de la crise engendrée par les loups.

Les réseaux constitués des humains et des non-humains directement affectés par le retour des loups ne parviennent plus à s’articuler. La définition des modalités de prise en charge des conséquences heureuses ou malheureuses liées à ces nouveaux venus fait l’objet d’une multitude de questions.

Ces questions circulent des territoires ruraux confrontés à la présence de ces prédateurs jusque dans les grands médias nationaux, au Parlement, ou encore dans les tribunaux : qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Combien sont-ils ? Comment les protéger ? Comment s’en protéger ? Que valent-ils ? Que coûtent-ils et à qui ? Comment les accueillir ? Comment s’en prémunir ?

Aucun compromis local ni aucune solution scientifique, technique, juridique ou administrative ne permet de répondre de manière satisfaisante aux problèmes qui se posent.

Les acteurs désorientés – les protecteurs comme les détracteurs du prédateur – se mobilisent alors pour chercher le soutien d’alliés extérieurs susceptibles de les aider à constituer une force de résolution de la crise qu’ils traversent et qui affecte ce à quoi ils tiennent. Dans les pays où les loups réapparaissent, l’annonce publique de leur retour fait grand bruit. L’événement s’impose comme un problème public sur lequel les habitants de toute la nation sont invités à s’exprimer. En France, le retour des loups donne lieu par exemple à un sondage Sofres commandé par le ministère de l’environnement en mai 1995 : 79 % des personnes interrogées s’y déclarent favorables.

Les réseaux locaux, qui se sont substitués aux mondes articulés, s’étendent au-delà de celles et ceux qui sont immédiatement concernés par le retour des loups. Ils forment ainsi des publics, c’est-à-dire des groupes d’individus qui, sans être directement affectés par la présence du prédateur, s’en trouvent pourtant sérieusement concernés (en reprenant la définition du « public » forgée par John Dewey :

« Ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en mal forment un groupe suffisamment distinct pour requérir une reconnaissance et un nom. Le nom sélectionné est le public. »

Dans cette perspective, j’entends par « politique » un type d’expérimentation des problèmes, dont la trajectoire engage à un moment donné une prise en charge par des publics, c’est-à-dire par des personnes qui sont indirectement concernées, mais sérieusement affectées par ces derniers.

La présence des loups s’affirme alors comme une question plus politique que jamais. C’est à l’étude de ces formes intrigantes de propagation politique des loups que ce livre est consacré.




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The Conversation

Antoine Doré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Retour du loup : sociologie d’un grand remue-ménage – https://theconversation.com/retour-du-loup-sociologie-dun-grand-remue-menage-266605