Source: The Conversation – France (in French) – By Francis Munier, Maître de Conférences, économiste, Université de Strasbourg, Université de Strasbourg
La focalisation du débat sur le montant de la dette publique occulte une question importante. Les dépenses publiques contribuent-elles au bonheur des citoyens ? Il ne s’agit pas seulement de dépenser moins, mais aussi de dépenser mieux, et pour le plus grand nombre.
En 1944, le Conseil national de la Résistance rédigeait le programme « Les jours heureux », véritable projet de reconstruction sociale et économique. Ce texte fondateur affirmait une vision ambitieuse de l’action publique, celle d’un État garantissant à chacun les conditions d’une vie digne, en misant sur les services publics, la solidarité nationale et la justice sociale.
Dans le contexte actuel de polycrises, cette ambition conserve toute sa pertinence et ceci malgré une donne totalement différente. Elle invite à interroger les finalités du budget de l’État et à le repenser comme un levier de bien-être collectif. Dans quelle mesure les dépenses publiques améliorent-elles réellement la qualité de vie ? S’endetter peut se justifier si cela prépare un avenir meilleur, mais encore faut-il définir ce « meilleur ».
Au-delà du PIB
Les recherches en économie du bonheur offrent des outils conceptuels et empiriques précieux. Elles permettent de dépasser une conception fondée par trop sur l’offre, en intégrant des indicateurs alternatifs au PIB pour notamment évaluer l’impact des dépenses publiques sur la qualité de vie des citoyens.
Car le paradoxe est saisissant : alors même que la dette publique continue d’augmenter, la précarité persiste, les inégalités se creusent, les urgences débordent, les conditions dans l’éducation se dégradent, l’anxiété et la colère collective grandissent, et les canicules s’enchaînent. La dépense publique semble de moins en moins en phase avec les attentes sociales. Cette déconnexion alimente une défiance croissante à l’égard des institutions.
L’efficacité de l’État, une variable clé
Or, selon Benjamin Radcliff, les études montrent bien que les personnes vivant dans des pays où la part des dépenses sociales rapportées au PIB est élevée sont généralement plus satisfaites de leur vie, mais sous réserve de la qualité du gouvernement et de la confiance dans ce gouvernement. L’efficacité de l’État est donc une variable clé dans la perception positive de la fiscalité et de la dette publique.
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Pourquoi la situation politique rend les Français malheureux
Repenser le budget public pour rendre les gens plus heureux passe d’abord par l’utilisation de données, recueillies à travers des enquêtes où les citoyens évaluent leur bien-être subjectif. Dès 2009, le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi soulignait les limites du PIB comme indicateur de progrès, et appelait à une évaluation plus fine des politiques publiques à travers des indicateurs sociaux, environnementaux et subjectifs. Cette réflexion a nourri de nombreuses initiatives, telles que le programme Beyond GDP, l’indice de vivre mieux de l’OCDE, ou encore les travaux de l’observatoire du bien-être en France, sur la perception que les Français ont de leur qualité de vie.
Plus de dette pour plus de bonheur ?
Ce changement de paradigme conduit à une redéfinition des objectifs de la dette et de la dépense publique. Richard Layard et ses collègues de la London School of Economics, proposent de mesurer l’efficacité des politiques publiques en fonction du nombre d’années de bien-être générées par euro investi. Cette approche, fondée sur des données empiriques, permet objectivement de comparer les interventions publiques. Une révolution de méthode, appuyée par des données concrètes, dont nous donnons ci-après quelques exemples.
Certaines politiques ont un rendement particulièrement élevé en termes de bien-être. À l’évidence, le traitement des « maladies du bonheur » en référence au livre de Hugues Lagrange (dépression, anxiété, stress, mal-être comme forme de « pathologies des Modernes »)) apparaît très efficace. Il permet aux personnes de retrouver un emploi, de l’autonomie et une meilleure qualité de vie, et en cela une réduction de coûts sociaux. Au Royaume-Uni, les programmes de « prescription sociale » ont permis de réduire de 28 % les consultations médicales et de 24 % les passages aux urgences.
L’éducation, un domaine stratégique
Francesco Sarracino et Kelsey O’Connor rappellent qu’à Philadelphie, la reconversion de friches industrielles en espaces verts a entraîné une baisse de 41 % des cas de dépression, de 63 % des troubles mentaux, et de 29 % des violences armées. À New York, une augmentation de 20 % de la surface de forêts urbaines a réduit la prématurité et le faible poids de naissance. Ces résultats soulignent l’impact des politiques d’aménagement sur la santé publique.
L’éducation représente un autre domaine stratégique. Les enquêtes Pisa montrent que les élèves qui se déclarent heureux réussissent mieux. De même, le bien-être subjectif des enseignants influence directement la performance des élèves. Miser sur des environnements scolaires épanouissants, des soutiens psychologiques et un climat de confiance et de reconnaissance offre donc un rendement élevé pour un coût modéré sur le long terme.
Le bien-être n’est pas l’ennemi de la croissance
Contrairement à certaines idées reçues, l’investissement dans le bien-être n’est pas antagoniste à la performance économique. Les travaux de Gaël Brulé et Francis Munier montrent qu’un environnement propice à la créativité favorise à la fois l’innovation et le bien-être subjectif. De même, les comportements écologiques sont associés à une plus grande satisfaction personnelle, ce qui renforce l’acceptabilité sociale de la transition écologique.
Investir dans ces politiques produit donc un rendement élevé en bonheur et en efficacité, tout en générant des économies sur le long terme. Car, les personnes plus heureuses sont plus productives, plus enclines à nouer des relations sociales, plus coopératives, mais également plus innovantes et écologiques. En somme, un cercle vertueux propice pour cibler les dépenses publiques et réduire la dette publique.
La centralité des inégalités
Dans cette perspective, la question des inégalités demeure centrale. Kate Pickett et Richard Wilkinson démontrent que les sociétés les plus égalitaires sont aussi les plus sûres, les plus éduquées et les plus heureuses. Loin de ne concerner que les populations les plus fragiles, l’inégalité fragilise l’ensemble du tissu social, en générant défiance, anxiété et violences, avec des effets délétères sur la réussite scolaire et les comportements à risques. Il s’agit d’un enjeu collectif majeur.
Nous ne sommes pas tous égaux face au bonheur. Certains, par nature ou par circonstances personnelles, peuvent y accéder plus facilement. Lorsque la société elle-même aggrave cette inégalité, cela est inacceptable. La société ne peut modifier les inégalités naturelles, mais doit chercher à les compenser. C’est une source de progrès collectif via des politiques ambitieuses comme une redistribution juste et une obligation sociale pour les pouvoirs publics.
Lorsque les dépenses publiques sont orientées vers des politiques qui améliorent durablement le bien-être, elles renforcent aussi l’adhésion à l’impôt, car les citoyens perçoivent concrètement les bénéfices de leur contribution.
Pierre Boyer souligne que lorsque la confiance dans les institutions est élevée, les habitants sont à la fois plus heureux et favorables à une fiscalité forte. L’impôt y est vu comme un investissement collectif. Il faut plaider pour une fiscalité fondée sur la confiance et la justice, qui renforce le lien social et le bien-être, et finance les dépenses publiques.
Les travaux de Gabriel Zucman pour l’instauration d’une taxe de 2 % sur la richesse des ultrariches semblent aller dans ce sens. Ce mécanisme de redistribution semble compatible avec les données sur le bien-être. En effet, Angus Deaton et Daniel Kahneman ont montré que le bien-être émotionnel augmente avec le revenu jusqu’à environ 75 000 dollars annuels, seuil au-delà duquel il se stabilise. A priori, cette taxe n’entamerait donc pas significativement le bonheur des plus fortunés.
Pour un rééquilibrage intergénérationnel
Enfin, les études révèlent un fait préoccupant : les moins de 30 ans se déclarent aujourd’hui nettement moins heureux que les générations précédentes. Ce renversement historique alerte sur un possible effritement du contrat social. Il appelle à un rééquilibrage intergénérationnel des politiques publiques aussi bien sur le plan budgétaire et fiscal que symbolique.
Un changement de cap est nécessaire. Faire du bien-être subjectif une boussole politique permettrait de replacer les citoyens au cœur des décisions publiques et renforcer la légitimité des politiques publiques.
Face aux crises écologique, économique, sociale et générationnelle, cette réorientation apparaît comme à la fois urgente, pragmatique et humaine pour créer des sociétés plus heureuses, plus justes, plus innovantes et plus durables, tout en assurant une soutenabilité de la dette publique.
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Francis Munier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Et si la dette publique servait d’abord à rendre les citoyens plus heureux ? – https://theconversation.com/et-si-la-dette-publique-servait-dabord-a-rendre-les-citoyens-plus-heureux-266640
