CNews contre les médias publics : une mise à mort du journalisme ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Alexandre Joux, Professeur en Sciences de l’information et de la communication, Aix-Marseille Université (AMU)

Le conflit entre les médias du groupe Bolloré et le service public de l’audiovisuel interroge les fondements mêmes du journalisme et d’une « information impartiale ». Aux États-Unis, la montée en puissance de Fox News face à CNN dans les années 2000 avait consacré une culture de médias d’opinon et affaibli la culture journalistique. La France suivra-t-elle le même chemin ?


La vidéo montrant les journalistes de France Inter et de France Télévisions Thomas Legrand et Patrick Cohen en rendez-vous avec des cadres du Parti socialiste (PS) est à l’origine d’une confrontation inédite entre porte-paroles de CNews et d’Europe 1, et les représentants de l’audiovisuel public. Le 16 septembre 2025, Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, a qualifié CNews de « chaîne d’extrême droite ». Pascal Praud, animateur vedette de la chaîne, a immédiatement réagi en soulignant la politisation de l’audiovisuel public à gauche.

Cette séquence interroge les fondements mêmes du journalisme et des médias d’information. Un « journalisme honnête » ou objectif est-il possible ? Les médias sont-ils au contraire condamnés à exprimer des opinions portées par des lignes politiques ? Cette séquence peut être interprétée à l’aune du « moment Fox News » qui a transformé le paysage médiatique américain dans les années 2000.

Le moment Fox News aux États-Unis

Dès 1949, aux États-Unis, les médias audiovisuels, la radio puis la télévision, sont soumis à un devoir de pluralisme interne imposé par l’autorité qui les régule, la Federal Communications Commission (FCC). Les mass media étant suspectés d’exercer une grande influence sur leurs publics, la fairness doctrine (la « doctrine de l’impartialité », en français) limite les possibilités de les mettre au service d’une cause, en exigeant une couverture « fair and balanced » (« juste et équilibrée ») sur les sujets controversés.

La distribution de bouquets de chaînes par le câble, puis par le satellite, en permettant une plus grande diversité de l’offre de chaînes d’information, conduira à l’abrogation de la fairness doctrine en 1987. C’est dans ce contexte que naît Fox News, en 1996.

Dans les années 2000, Fox News va dénoncer un biais libéral dans les médias se revendiquant « fair », notamment CNN. Pour Fox News, ces médias seraient en fait de gauche, mais ils ne l’avouent pas et revendiquent une information impartiale pour mieux faire avancer leur agenda politique. Du point de vue de Fox News, le pluralisme obligatoire à l’antenne de 1949 à 1987 n’a jamais vraiment existé : l’objectivité, c’est les faits, leur interprétation est toujours politique. Le pluralisme va exister désormais, mais autrement : avec la suppression de la fairness doctrine, il est possible de faire du journalisme d’opinion à la télévision.

Fox News souhaite alors « rééquilibrer » le paysage audiovisuel américain en proposant une chaîne d’information très à droite. La chaîne conçoit l’équilibre des points de vue au niveau du paysage médiatique global. C’est ce que nous connaissons en France sous le nom de « pluralisme externe », comme dans la presse par exemple, où des titres aux colorations politiques différentes permettent de couvrir la totalité du spectre des opinions politiques.

Dans les années 2000, Fox News va supplanter CNN et devenir la première chaîne d’information aux États-Unis. Son ton critique, ultraconservateur, va fédérer des audiences très engagées et lui assurer de confortables revenus publicitaires, qui inciteront les autres chaînes à l’imiter. Le niveau de critique va globalement monter, CNN devenir de plus en plus prodémocrate (la chaîne est connue pour son opposition à Trump) quand Fox News deviendra la porte-parole de Trump avant qu’il ne soit élu une première fois en 2016.

La polarisation des médias aux États-Unis se superpose finalement à la polarisation idéologique de la société, au point de rendre le journalisme impossible : la confusion s’est opérée entre ligne éditoriale et exigence journalistique. Les lignes éditoriales marquées des médias d’information finissent par conduire les rédactions à se désintéresser de pans entiers du réel, pour ne retenir que les faits, les propos qui semblent répondre à leur lecture du monde et aux attentes de leurs audiences.

Cnews, Fox News, même combat ?

Finalement, Fox News a lancé aux États-Unis le débat que la polémique CNews/audiovisuel public incarne actuellement. Les médias qui se disent impartiaux seraient en fait de gauche ; les idées de la droite conservatrice seraient sous-représentées dans les médias et un rééquilibrage nécessaire.

Des manifestants protestent contre Fox News devant le siège de la chaîne à New York, le 25 janvier 2025.
Christopher Penler

Reste que la France, contrairement aux États-Unis, a encore, une « fairness doctrine » : pour les chaînes qui disposent d’une fréquence, l’Arcom impose de « faire respecter l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion à la télévision ». Mais cette exigence est-elle respectée ? On peut en douter, en suivant la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 qui a constaté un manquement de l’Arcom relatif au pluralisme interne de certaines chaînes, à la suite d’une plainte de RSF relative à Cnews. Le Conseil d’État a finalement considéré que le pluralisme ne se réduisait pas au temps de parole des politiques à la télévision, et qu’il fallait également considérer les opinions des chroniqueurs et des invités. À l’avenir, cette nouvelle grille d’analyse pourrait permettre de qualifier CNews, et d’autres, de chaînes d’opinion – mais également nous amener à comprendre que notre situation se rapproche de celle des États-Unis.

Réflexions sur le journalisme impartial et ses limites

Le débat initié par Fox News ou par CNews nous amène plus fondamentalement à réfléchir à la possibilité d’un journalisme impartial.

Rappelons que de nombreuses études universitaires des années 1970-1980 ont amené à une réflexion critique concernant les pratiques journalistiques. Ces études ont montré que les rédactions et leurs journalistes ne sont pas vraiment autonomes, qu’ils ont des routines, des « prêts-à-penser », des manières de faire qui leur empêchent souvent de traiter correctement des choses. C’est encore à cette époque que la recherche va questionner de nouveau le rôle des médias dans la fabrique de l’ordre du jour politique, à travers la notion d’agenda setting, c’est-à-dire le processus par lequel certains sujets s’imposent dans les médias et surtout la manière d’en parler.

Mais ces études avaient pour ambition d’améliorer le journalisme en documentant ses limites pour que les rédactions, ensuite, apprennent à se prémunir de leurs propres travers. Il ne s’agissait pas de discréditer l’objectif d’impartialité, mais de dire que le journalisme supposait une vigilance permanente par rapport aux préjugés, aux sources, aux intentions non avouées, aux contextes, etc.

Au-delà de la pratique journalistique et de ses exigences, cette réflexion conduit à distinguer la ligne éditoriale des médias et la manière de traiter les sujets.

L’incarnation de la ligne éditoriale relève de ce que l’on nomme en journalisme le « gate keeping », à savoir le choix des sujets qui seront portés à la connaissance du public parmi tous les faits et déclarations. Ce gate keeping n’est pas sans défauts, l’évaluation de ce qu’est une information importante (newsworthiness, dans le journalisme anglosaxon) est toujours discutable. Ces faits sont ensuite abordés d’une certaine manière, par des accroches, par des angles. C’est le cadrage de l’information (framing) qui n’est pas neutre non plus. Mais cela relève de la liberté éditoriale, qui est garantie aux États-Unis comme en France.

En revanche, une fois un sujet sélectionné, son traitement doit respecter des exigences toutes journalistiques, en se forçant à entendre aussi les lectures de la réalité portées par ceux avec qui l’on n’est pas spontanément d’accord, en donnant finalement la priorité à une exigence de présentation des faits et de leur contexte qui soit la plus complète possible et la plus rationnelle possible – c’est globalement ce que recouvre l’idéal d’objectivité journalistique.

Quand, à l’inverse, les opinions l’emportent, quand les faits sont cadrés à outrance sans prendre en considération la complexité des situations auxquelles ils renvoient, alors il ne s’agit plus d’information ni non plus de journalisme. Ces distinctions permettent de poser le débat non pas au niveau des opinions (chaîne d’extrême droite, audiovisuel public de gauche), mais des exigences journalistiques. Aux citoyens de s’en saisir ensuite pour organiser autrement leur consommation de programmes dits d’information.

The Conversation

Alexandre Joux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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