Source: The Conversation – in French – By Todor Slavchev Minchev, Doctorant en écologie forestière, Université du Québec à Rimouski (UQAR)
Et si la forêt boréale n’était pas aussi fragile qu’on le croit ? Contrairement aux modèles qui prédisent son recul rapide devant les érablières tempérées, son histoire écologique révèle une étonnante résilience. Les érables, eux, avancent plus lentement qu’annoncé. Résultat : la grande transition forestière promise ne se fera peut-être pas aussi vite qu’on l’imagine.
La composition et la structure des forêts résultent d’une dynamique écologique complexe influencée par plusieurs facteurs, dont la nature du sol, les perturbations écologiques (feux, chablis, épidémies d’insectes), le climat et la capacité des espèces à répondre à ces conditions.
La forêt boréale constitue un vaste biome bordé au sud par la forêt tempérée. Comme partout où deux grands milieux naturels se rencontrent, la transition ne se fait pas de façon abrupte. Elle forme plutôt une zone intermédiaire appelée écotone, où les caractéristiques des deux biomes se mélangent. Cette zone s’appelle l’écotone de la forêt boréale-tempérée et elle engloble les forêts du sud du Québec. On y observe des petits peuplements d’arbres typiques de la forêt boréale et de la forêt tempérée, qui deviennent de plus en plus rares et isolés à mesure qu’ils approchent des conditions qui dépassent ce qu’ils peuvent tolérer pour survivre.
Respectivement doctorant en écologie forestière et professeur en écologie végétale à l’Université du Québec à Rimouski, nous nous intéressons aux dynamiques passées et actuelles des peuplements situés à la limite nordique des espèces de la forêt tempérée. Parmi celles-ci figure l’érable à sucre, un arbre emblématique sur les plans culturel, écologique et économique.
Notre objectif est de reconstruire l’histoire écologique des peuplements marginaux afin de mieux comprendre leur trajectoire dans le temps et d’utiliser ces connaissances pour anticiper l’effet des changements globaux contemporains sur la forêt québécoise.
Cet article fait partie de notre série Forêt boréale : mille secrets, mille dangers
La Conversation vous propose une promenade au cœur de la forêt boréale. Nos experts se penchent sur les enjeux d’aménagement et de développement durable, les perturbations naturelles, l’écologie de la faune terrestre et des écosystèmes aquatiques, l’agriculture nordique et l’importance culturelle et économique de la forêt boréale pour les peuples autochtones. Nous vous souhaitons une agréable – et instructive – balade en forêt !
Une frontière en perpétuel mouvement
Depuis près de trois millions d’années, le climat planétaire oscille naturellement entre des périodes glaciaires et interglaciaires en raison de variations cycliques de l’orbite terrestre. L’interglaciaire actuel, amorcé il y a environ 12 000 ans, est appelé l’Holocène. Bien que plus stable que les périodes glaciaires, cette période géologique a connu des changements climatiques notables.
Par exemple, entre 8000 à 4000 ans avant aujourd’hui, l’Holocène moyen a été plus chaud que l’actuel. Les saisons de croissance plus longues dans l’écotone de la forêt boréale mixte auraient alors provoqué un déplacement de la limite nordique de certaines espèces tempérées de plus de 100 km au-delà de leur répartition actuelle.
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Or, pour que des espèces tempérées puissent migrer vers le nord, les espèces boréales doivent céder leur place. Au cours de l’Holocène moyen, 8000 à 4000 ans avant aujourd’hui, les proportions d’espèces dans l’écotone auraient penché en faveur de certaines espèces tempérées. À l’inverse, le Néoglaciaire, une période de refroidissement global entamé il y a 4000 ans a inversé cette tendance. Les espèces tempérées se seraient repliées vers le sud, alors que les espèces boréales ont regagné du terrain dans l’écotone.
Aujourd’hui, un nouveau revirement s’annonce avec le réchauffement climatique d’origine humaine. Les modèles prévoient que l’actuel écotone de la forêt boréale mixte disparaîtra presqu’entièrement du paysage d’ici 2100, au profit de la forêt tempérée dominée par l’érable à sucre.
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Un phénomène particulier
Il est toutefois probable que les espèces de la forêt tempérée ne réagissent pas toutes de manière synchronisée. De nouvelles données paléoécologiques provenant d’érablières situées à la limite nordique de l’érable à sucre et de l’érable rouge indiquent que les espèces de la forêt tempérée ont réagi individuellement face aux changements climatiques passés.
Lors de l’intervalle de températures chaudes à l’Holocène moyen, certaines espèces tempérées ont pu profiter de l’avantage que les conditions climatiques apportaient pour repousser leurs limites nordiques plus loin.
Les érables, contrairement à d’autres espèces tempérées, n’ont pas atteint la limite nordique de leur distribution durant cette période chaude. Ils se sont plutôt établis alors que la température moyenne diminuait et que les espèces boréales augmentaient en abondance dans l’écotone. Puisque les érables sont des espèces tempérées, ils nécessitent des conditions environnementales différentes des espèces boréales.
L’établissement des érables en même temps que l’augmentation de l’abondance des conifères boréaux dans le paysage semble donc paradoxal.
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Deux facteurs à considérer
Plusieurs facteurs pourraient expliquer ce phénomène. Les forêts de conifères boréaux sont plus propices aux grands feux sévères que les forêts décidues tempérées. La réduction des espèces boréales dans l’écotone à l’Holocène moyen aurait entraîné une diminution de la taille et de la sévérité des incendies.
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Des espèces tempérées comme le pin blanc auraient alors été dominantes, fermant le couvert forestier et limitant la capacité des érables à s’établir. Le retour des conifères boréaux lors du refroidissement Néoglaciaire il y a 4000 ans a favorisé une augmentation des grands feux, créant des ouvertures temporaires du couvert forestier. Certaines espèces tempérées opportunistes, comme l’érable rouge, ont alors pu s’y établir.
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Par ailleurs, les premières preuves empiriques de la présence de l’érable à sucre à sa limite nordique ne remontent qu’à 2200 ans avant aujourd’hui. Ce délai entre l’établissement des deux érables pourrait refléter le temps nécessaire pour que la présence préalable d’érable rouge modifie les propriétés du sol, le rendant propice à l’établissement de l’érable à sucre.
Ce dernier dépend obligatoirement de la présence de mycorhizes symbiotiques absentes en milieu boréal, mais qu’il partage avec l’érable rouge, moins exigeant. Les mycorhizes, des champignons qui s’intègrent dans le système racinaire des plantes dans une relation symbiotique, aident les arbres en augmentant leur capacité d’extraire les nutriments du sol. Dans le cas de l’érable à sucre, un arbre particulièrement sensible aux sols pauvres, la présence de mycorhizes semble permettre l’extraction du peu de nutriments des sols nordiques, permettant l’établissement de l’espèce.
Ainsi, une interaction écologique entre les deux érables pourrait avoir facilité l’expansion tardive de l’érable à sucre vers le nord.
Une nouvelle compréhension
En évaluant les réponses des espèces face aux changements climatiques passés, les études rétrospectives offrent un nouvel éclairage sur les scénarios futurs.
Les modèles prédictifs pourraient sous-estimer la résilience de la forêt boréale et surestimer la capacité d’expansion des espèces tempérées.
L’histoire écologique des érablières nordiques suggère qu’il faudra bien plus que quelques décennies de réchauffement climatique avant que la forêt boréale ne se transforme en érablière. Ce délai peut s’étendre à des millénaires avant que les mycorhizes et les espèces compagnes bénéfiques préparent le terrain pour l’établissement de l’érable à sucre.
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Todor Slavchev Minchev a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies et du Programme des chaires de recherche du Canada.
Guillaume de Lafontaine a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies et du Programme des chaires de recherche du Canada.
– ref. La migration nordique de la forêt tempérée ne se passe pas comme prévu – https://theconversation.com/la-migration-nordique-de-la-foret-temperee-ne-se-passe-pas-comme-prevu-261131
