Source: The Conversation – France (in French) – By Ali Mostfa, Maître de conférences, HDR, en études sur le fait religieux en islam, UCLy (Lyon Catholic University)

Deuxième langue la plus parlée en France, et l’une des plus répandues au monde, l’arabe reste pourtant peu enseigné dans le système scolaire, marginal dans les institutions culturelles et largement perçu comme une langue de l’« Autre ». Cette dissociation interroge : la langue arabe est présente mais non reconnue, transmise mais rarement légitimée, entendue mais peu écoutée. Quelle place la société française lui accorde-t-elle – ou refuse-t-elle encore de lui accorder ?
Parmi les langues parlées en France, l’arabe occupe une place singulière. Largement pratiquée dans ses formes dialectales par des millions de citoyens issus de l’immigration maghrébine, la langue arabe structure de nombreuses identités culturelles, même lorsque sa maîtrise dans sa forme classique reste partielle. Présent dans l’histoire migratoire, familiale, musicale, esthétique et affective de la France contemporaine, l’arabe peine pourtant à se faire une place dans l’espace public.
Cette difficulté tient en grande partie à un amalgame persistant entre la langue arabe et des représentations négatives de l’islam. Pour beaucoup de familles, transmettre l’arabe est devenu source d’ambivalence, voire de renoncement, par crainte de nourrir des soupçons de communautarisme ou de rejet de la République française. Le documentaire Mauvaise langue (France Télévisions, 2024) montre combien l’arabe est « perçu comme le cheval de Troie du grand remplacement, de cette invasion fantasmée, de cet islamisme qui fait peur ». Cette honte linguistique intériorisée freine la transmission au sein des familles. Comme l’explique le journaliste Nabil Wakim dans l’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France (2020), l’usage de la langue reste souvent cantonné à l’oralité domestique, aux fêtes ou aux souvenirs de vacances, rarement envisagé comme une langue de savoir ou de citoyenneté.
En 2016, la polémique autour de l’offre de langues vivantes dès l’école primaire en a fourni une illustration éclatante. La ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem avait alors défendu une meilleure reconnaissance de l’arabe parmi les langues proposées dès le cours préparatoire, dans une logique de plurilinguisme républicain. Une partie de la droite et de l’extrême droite l’avait alors accusée de vouloir céder au communautarisme, qualifiant les cours projetés de « véritables catéchismes islamiques ».
La langue arabe à l’école publique : une menace pour la République française ?
Le passage du dispositif Elco (l’enseignement des langues et cultures d’origine) aux Eile (enseignements internationaux de langues étrangères) en 2020 devait répondre aux critiques de longue date sur l’opacité et la marginalité de ces cours. Or, cette réforme s’est opérée dans un contexte politique tendu, marqué par le discours du président Emmanuel Macron aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020, annonçant sa stratégie contre le « séparatisme islamiste ». Dans ce discours, le président déclarait :
« Parce que l’école doit d’abord inculquer les valeurs de la République [française], non celles d’une religion, nous allons mettre fin aux Elco, les enseignements des langues et cultures d’origine. »
Par cette phrase, le président de la République associe implicitement l’enseignement des langues d’origine, et en particulier de l’arabe, à la transmission de la religion, ce qui entraîne une confusion entre apprentissage linguistique et prosélytisme. Cette formulation a renforcé dans l’opinion publique l’idée que l’arabe serait par nature incompatible avec l’espace laïc scolaire, et que l’apprentissage de cette langue relèverait d’une logique communautaire.
Le remplacement de l’Elco par les Eile visait donc, dans cette perspective, à réinscrire ces enseignements dans un cadre républicain contrôlé. Mais ce geste de normalisation a aussi renforcé la stigmatisation de l’arabe comme langue à surveiller, et non comme langue à promouvoir.
Dans l’école, l’enseignement de l’arabe reste largement marginalisé. Comme le souligne le rapport « Repères et références statistiques 2024 » du ministère de l’éducation nationale, l’arabe n’apparaît pas parmi les langues vivantes principales (LV1 et LV2), mais seulement comme LV3 optionnelle, suivie par moins de 6 % des élèves concernés. Pourtant, dans le cadre du dispositif Eile, l’arabe est la seule langue à avoir été pérennisée dans certaines académies, avec une demande croissante… mais une offre limitée à une heure et demie hebdomadaire. Bien qu’un nombre important d’élèves descendants de familles arabophones soient présents dans les établissements scolaires, leur langue demeure quasiment invisibilisée comme langue de savoir et reléguée à la sphère privée, absente de l’espace public.
Selon le ministère de l’éducation nationale, seuls 18 790 élèves étudient l’arabe, soit à peine 3 % des collégiens et lycéens. En 2025, seuls 7 postes sont ouverts au CAPES d’arabe et 5 à l’agrégation, contre 784 et 246 en anglais, 287 et 98 en espagnol, et seulement 9 au CAPES et 4 à l’agrégation de chinois. À l’université, seuls quelques établissements publics proposent l’arabe. Le rapport de recherche de Marcelo Tano « Les effectifs étudiants du secteur Lansad universitaire en France », Lansad (2022), indique que 0,29 % des étudiants non spécialistes sont inscrits en arabe, soit 6 926 sur 2,5 millions.
Ce déficit de reconnaissance entretient une forme d’invisibilité durable. La langue arabe est présente dans les foyers, les pratiques culturelles et cultuelles, mais elle est rarement reconnue comme une langue de création intellectuelle, de littérature ou d’émancipation critique. La circulaire Sarkozy de 2006, relative à la régularisation des parents sans papiers, stipulait que la pratique d’une langue étrangère pouvait être interprétée comme un signe d’attachement au pays d’origine, un facteur défavorable à l’obtention d’un visa.
Au-delà du soupçon, une politique de reconnaissance à construire
De nombreux sociolinguistes et spécialistes de la didactique des langues s’accordent à dire qu’ignorer certaines langues minorées – et en particulier ici, l’arabe – revient à entretenir une hiérarchie artificielle entre langues dites « de culture » et langues dites « communautaires » ou « religieuses ». Cette hiérarchie n’est pas neutre, elle participe d’un processus d’invisibilisation systémique.
Cette marginalisation linguistique ne peut être dissociée des rapports de pouvoir qui traversent la société française. Lorsque la langue arabe est exclue des parcours scolaires ordinaires, c’est la légitimité même de ceux qui la parlent qui est implicitement fragilisée. Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, des chercheurs en didactique et en sociologie de l’éducation soulignent que l’opposition publique à l’enseignement de l’arabe s’est souvent accompagnée d’une tendance à considérer cette langue et cette culture d’origine comme un obstacle scolaire, voire comme une « langue de l’échec ». Ce refus de reconnaissance symbolique affecte directement la construction de soi et le sentiment d’appartenance des citoyens concernés.
Car une langue ne se réduit pas à un instrument utilitaire : elle est vecteur de mémoire, de savoir, de transmission et d’émancipation. La restreindre à la sphère privée ou religieuse revient à appauvrir l’espace commun. C’est précisément ce que dénonçait le linguiste Dell Hymes en appelant à rendre audible ce plus que portent les langues minorées, dans leurs formes, dans leurs usages et dans leurs imaginaires. Ce plus, c’est aussi ce que l’arabe apporte à la société française : un héritage pluriel, une sensibilité linguistique unique, une richesse d’expression encore trop peu valorisée.
De la langue d’origine à la langue de la République française
L’institution scolaire joue un rôle décisif dans la définition de la place des enfants issus de minorités dans la société. Enfants de l’immigration, de l’adoption internationale, enfants voyageurs, plurilingues ou entre plusieurs mondes, tous traversent des expériences familiales, sociales et linguistiques complexes. L’école est pour eux – et avec eux – le lieu où peut s’initier une inscription citoyenne, une appartenance reconnue, un avenir partagé. Mais lorsque les inégalités des conditions linguistiques persistent, elles se traduisent non seulement par des écarts durables dans l’accès au diplôme et à l’insertion professionnelle, mais aussi par une hiérarchie implicite entre langues dites « légitimes » et langues dites « suspectes ». Ce tri symbolique fragilise la reconnaissance des élèves comme membres à part entière de la communauté nationale.
Pour que les Eile remplissent leur promesse, encore faut-il former davantage d’enseignants, proposer des horaires hebdomadaires significatifs, et garantir une valorisation égale à celle des autres langues vivantes dans les parcours scolaires. Parallèlement, une politique culturelle ambitieuse devrait permettre à la langue arabe de circuler hors de l’école : dans les bibliothèques, dans les centres culturels, dans les festivals – à l’image, encore timide, de ce qui s’est amorcé au festival d’Avignon en 2025 – afin de lui redonner toute sa visibilité, sa beauté, sa puissance esthétique.
C’est dans ces lieux de rencontre entre les enfants, les langues et les récits que peut se jouer, ou « se rater », pour reprendre les termes de plusieurs pédagogues, l’expérience fondatrice d’une école réellement hospitalière à la pluralité.
![]()
Ali Mostfa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. L’arabe en France, une langue en quête de légitimité – https://theconversation.com/larabe-en-france-une-langue-en-quete-de-legitimite-263658
