Source: The Conversation – in French – By Alexandra Lamarche, PhD Candidate | Doctorante, Université de Montréal
En République centrafricaine (RCA), voter devient un outil d’exclusion : les élections en décembre ne visent pas à refléter la volonté populaire, mais à effacer ceux que le régime ne reconnaît pas comme pleinement centrafricains, en particulier les musulmans.
Le 28 décembre, les citoyens de la RCA se rendront aux urnes pour la première élection depuis la réforme de la Constitution, qui a supprimé la limite du nombre de mandats présidentiels.
Avec 2,3 millions d’électeurs inscrits, dont près de 750 000 nouveaux, ce scrutin est présenté par les médias comme un signe d’engagement démocratique renouvelé. Mais derrière les chiffres se dessine une réalité bien plus inquiétante : une élection soigneusement façonnée pour consolider le pouvoir d’un régime nativiste, qui redéfinit la citoyenneté pour mieux exclure.
Sous le couvert d’une procédure démocratique, le gouvernement de Faustin-Archange Touadéra recourt à la répression pour créer un électorat composé uniquement de « vrais » Centrafricains, excluant ceux qu’il considère comme étrangers, en particulier les musulmans. Il en résulte une élection qui n’est ni libre ni représentative, mais plutôt un outil d’exclusion nativiste.
Le nativisme repose sur une distinction entre les « autochtones » supposés légitimes et les « étrangers » perçus comme une menace pour l’identité nationale. Ces conceptions donnent lieu à des hiérarchies d’appartenance, où certains groupes sont considérés comme des membres plus légitimes de la nation que d’autres.
Cette idéologie est bien connue au-delà du continent africain. Aux États-Unis, par exemple, ce réflexe nativiste se traduit non seulement par des politiques anti-immigration de Donald Trump, mais aussi par une hostilité croissante envers les migrants eux-mêmes, présentés comme une menace culturelle et économique. En Inde, sous la direction de Narendra Modi et de son parti nationaliste hindou, le BJP, un nativisme religieux s’est renforcé, redéfinissant l’identité nationale en termes hindous et marginalisant les minorités, notamment musulmanes.
Cet article utilise ces concepts pour démontrer qu’en RCA, le nativisme dépasse la simple construction de hiérarchies d’appartenance pour servir activement de moteur idéologique à la répression étatique. En tant que chercheuse en science politique à l’Université de Montréal, spécialisée sur la République centrafricaine, je m’appuie sur mon expérience récente de terrain auprès de musulmans centrafricains.
Qui est vraiment Centrafricain ? Quand le pouvoir redéfinit l’identité
Malgré les discours nativistes, les musulmans ne sont pas des nouveaux arrivants en RCA. Leur présence dans le pays remonte en effet à deux siècles. Alors que le pays est depuis longtemps polarisé sur le plan ethnique, plus récemment, les discours nativistes mobilisés par l’ancien président François Bozizé ont exacerbé les tensions entre la majorité chrétienne et la minorité musulmane du pays, jouant un rôle important dans le déclenchement de la guerre civile de 2013-2014.
Malgré la fin officielle du conflit, l’instabilité persiste. En continuant à présenter les musulmans comme des invités, souvent liés à leurs origines du Tchad ou du Soudan actuels, les discours nativistes du gouvernement du président Faustin-Archange Touadéra délégitiment la citoyenneté musulmane, tant dans les discours que dans la pratique, et justifient la répression violente et administrative menée par l’État.
Quand voter devient un privilège
Entre janvier et mars 2025, j’ai mené 42 entretiens de terrain avec des musulmans centrafricains au sujet de leurs expériences de répression en RCA. Bien que leurs vécus varient, ces entretiens ont permis de mieux comprendre les obstacles bureaucratiques et les problèmes de sécurité qui limitent et entravent la participation politique des musulmans, réduisant ainsi l’électorat en fonction de l’identité.
Cette exclusion repose sur trois mécanismes : un accès inégal aux cartes d’identité nécessaires pour s’inscrire, des obstacles à la participation le jour du vote, et l’exclusion des réfugiés, majoritairement musulmans.
Peu de musulmans centrafricains ont pu obtenir leur carte d’identité nationale facilement… quand ils y parviennent. Beaucoup se voient exiger des documents supplémentaires pour prouver leur citoyenneté : certificats de naissance, de résidence et de nationalité, souvent remontant jusqu’aux parents et grands-parents. Tous disent avoir payé plus que leurs compatriotes chrétiens pour les mêmes démarches.
Ces paiements sont parfois présentés comme des frais administratifs ; d’autres parlent ouvertement de pots-de-vin. Certains ont même été harcelés par les forces armées centrafricaines (FACA) et leurs alliés russes en tentant de régulariser leur situation. Une femme, venue obtenir les papiers de sa famille à Bangui, raconte avoir été menacée par les FACA et sommée de quitter le pays.
Pour ceux qui ont perdu leurs documents dans les déplacements liés aux conflits, obtenir une carte est quasiment impossible. Face à ces obstacles, beaucoup renoncent. D’autres, refusant de céder, s’accrochent malgré le harcèlement, les coûts et les humiliations, souvent sans succès.
À cela s’ajoute une pratique alarmante : la confiscation des papiers par les FACA. Un homme témoigne :
En 2023, ils m’ont arrêté, volé mes papiers, mon certificat de naissance, ma carte d’identité. Ils m’ont battu et dit que je n’étais pas digne d’avoir des documents centrafricains
Et même parmi ceux qui parviendront à voter, la peur domine. Lors des élections de 2020-2021, plusieurs musulmans disent avoir été forcés à voter pour Touadéra. Une femme se souvient :
Les FACA m’ont suivie jusqu’à l’isoloir et m’ont montré son nom sur le bulletin. Je savais que c’était illégal, mais j’avais trop peur pour dire non.
Les réfugiés centrafricains — qui ont fui pendant la guerre civile ou depuis — n’ont plus le droit de vote. Bien qu’ils aient participé aux premières élections d’après-guerre, le gouvernement les maintient à l’écart depuis, malgré les appels répétés des Nations unies pour leur inclusion.
« Nous sommes exclus à cause de la mentalité que les musulmans ne sont pas centrafricains », résume un homme interrogé.
Un vote qui divise
Ces obstacles et restrictions à l’exercice du droit de vote sont des indicateurs clairs d’une marginalisation systémique. Ils soulignent que lorsque des élections post-guerre civile ont lieu dans des régimes nativistes, elles ne sont pas des signes de progrès, mais des instruments permettant de légitimer l’exclusion et de consolider le pouvoir parmi ceux qui sont considérés comme de « vrais » citoyens.
L’exclusion des musulmans n’est pas une réponse aux troubles persistants dans le pays, mais une stratégie visant à restreindre l’accès à la vie politique et à redéfinir les contours de la citoyenneté. À l’approche des élections en RCA, cette dynamique illustre comment les régimes nativistes peuvent utiliser les élections pour décider à qui appartient — et qui est exclu — de la nation.
Ce cas ne s’inscrit pas seulement dans l’histoire de la République centrafricaine : il reflète une tendance mondiale où le populisme, le nationalisme et les politiques identitaires redéfinissent les frontières de l’appartenance. En RCA comme aux États-Unis, en Europe ou en Inde, les régimes nativistes peuvent transformer les élections en armes d’exclusion.
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Alexandra Lamarche est financée par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada
– ref. En République centrafricaine, tous les citoyens ne sont pas égaux dans l’isoloir – https://theconversation.com/en-republique-centrafricaine-tous-les-citoyens-ne-sont-pas-egaux-dans-lisoloir-264538
