Source: The Conversation – in French – By Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant, Sciences Po
La Russie vient d’organiser à Moscou un concours dont elle veut faire un pendant de l’Eurovision, dont elle a été exclue en 2022. L’idée était de rassembler autour du drapeau du pays organisateur les représentants de nombreux autres États. Derrière le concours proprement dit – remporté par le Vietnamien Duc Phuc –, il y a bien entendu de grands enjeux de communication, le Kremlin espérant développer son soft power.
Ce samedi 20 septembre 2025, le groupe audivisuel russe Kanal 1 a ressuscité le concours de chansons Intervision, qui a été retransmis en direct depuis la Live Arena de Moscou par de nombreuses chaînes de télévision dites « partenaires », issues principalement des pays BRICS et du « Sud global » : Brésil, Inde, Chine, Vietnam, toutes les Républiques d’Asie centrale ou presque…
Survenant à un moment où la guerre contre l’Ukraine se poursuit depuis maintenant plus de trois ans et demi, où l’alliance avec la Chine est particulièrement mise en avant par Moscou, où l’Eurovision s’apprête à célébrer ses 70 ans (en 2026 à Vienne), l’événement n’est ni futile ni dérisoire : tout comme les grandes compétitions sportives, les concours de chants retransmis en direct dans des dizaines de pays pour des dizaines de millions de spectateurs ont acquis un impact géopolitique indéniable.
Conçu comme une réponse directe à l’exclusion de la Russie de l’Eurovision depuis 2022, le concours Intervision retrouve sa vocation historique : dans les années 1960 et 1970, il avait déjà été mis en place par les États du bloc communiste pour faire pièce au concours Eurovision de la chanson dans le contexte de la guerre froide.
Aujourd’hui, cette résurrection s’inscrit dans une stratégie plus ambitieuse de soft power alternatif. Les autorités russes, très investies dans l’annonce, le lancement et l’organisation du concours 2025, n’ont sans doute pas uniquement pour but de réactiver une nouvelle fois la sovietonostalgie qu’elles cultivent depuis plus d’une décennie. Elles entendent, plus largement, souligner une nouvelle fois, en organisant ce rassemblement festif rassemblant les représentants de nombreux pays, que la Russie n’est pas isolée et s’inscrit dans la « majorité mondiale » (selon la formule de l’influent géopolitologue Sergueï Karaganov) face à un Occident présenté comme minoritaire et déclinant.
Pourquoi maintenant ?
Pourquoi relancer cet événement issu de la guerre froide maintenant alors que l’exclusion de l’Eurovision est déjà ancienne (2022) ? Cette temporalité révèle une stratégie mûrement réfléchie qui dépasse la simple réaction à une sanction occidentale. L’annonce répétée de ce projet à moult reprises depuis 2022 témoigne d’une volonté politique profonde de créer une alternative durable à l’ordre culturel occidental.
La Russie de Vladimir Poutine vit depuis plusieurs années une resoviétisation médiatique, mémorielle, et culturelle. Cette mutation idéologique s’est considérablement accélérée après 2014 et l’annexion de la Crimée, puis intensifiée depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine.
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De fait, l’histoire originelle de l’Intervision révèle déjà sa nature profondément géopolitique. Né en Tchécoslovaquie (trois éditions de 1965 à 1967), déplacé en Pologne (Sopot) de 1977 à 1980 (avant de disparaître et d’être brièvement repris en 2008 à Sotchi), le concours a fait corps avec l’histoire du bloc de l’Est.
Avant 1991 et la chute de l’URSS, aucun pays du bloc de l’Est n’était membre de l’Union européenne de radiotélévision (UER), l’association organisatrice de l’Eurovision. Cette absence n’était pas accidentelle : elle reflétait l’incompatibilité idéologique fondamentale entre les deux systèmes. Les autorités et les groupes audiovisuels étatiques de l’Europe communiste avaient alors besoin de ce concours Intervision pour célébrer leur propre dynamisme face au « camp impérialiste », mais aussi pour mettre en valeur la diversité nationale et culturelle de l’Europe communiste.
L’histoire mouvementée et intermittente de l’Intervision reflète les dégels et les raidissements de l’URSS. Le concours s’est développé à deux périodes où Moscou se sent hégémonique en Europe centrale, et il a été arrêté par des événements politiques de contestation du communisme soviétique : le Printemps de Prague en 1968 et les grandes grèves de Solidarité en Pologne en 1980.
Aujourd’hui, la Russie essaie de reprendre ce projet en attirant des candidats d’Eurasie (Inde, Chine, Vietnam), d’Amérique (Brésil, Cuba, Colombie), du Moyen-Orient (Qatar, Émirats) et même d’Europe (Biélorussie). Cette approche s’inscrit dans la doctrine géopolitique russe contemporaine du « monde multipolaire », Moscou se présentant comme le champion des nations qui refusent l’alignement sur les valeurs occidentales. Autrement dit, la lutte idéologique, médiatique et culturelle de la Russie avec l’Ouest risque de s’inscrire dans la durée.
Un anti-Eurovision
Dans la géopolitique du soft power, la relance du concours Intervision s’explique également par la volonté de contrer le « Grand Autre » : le concours Eurovision de la chanson, lancé en 1956 et qui a depuis conquis des dizaines de pays et des dizaines de millions de téléspectateurs, y compris en Russie, au Moyen-Orient, au Maghreb et en Asie.
Il est vrai que les outils habituels du soft power russe sont aujourd’hui mal en point à l’Ouest et peu attractifs à l’Est : les athlètes russes sont exclus des Jeux olympiques et des grandes compétitions médiatisées de football, les chaînes de télévision russes diffusant en langue étrangère sont interdites dans plusieurs pays, et les instituts d’apprentissage du russe ne sont pas en essor…
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L’Eurovision est organisée par une association de droit suisse, l’Union européenne de radiodiffusion (UER), née en 1951 dans le contexte de la reconstruction européenne d’après-guerre. Cette association rassemble dès l’origine les groupes audiovisuels publics de l’Ouest de l’Europe, reflétant les valeurs démocratiques et le pluralisme médiatique caractéristiques du camp occidental durant la guerre froide. La seule exception communiste étant alors la Yougoslavie de Tito, dont le non-alignement géopolitique se traduisait également par une ouverture culturelle vers l’Ouest.
Cette structure associative présente une caractéristique fondamentale : les gouvernements ne sont qu’indirectement concernés par le concours Eurovision. Les décisions artistiques, organisationnelles et éditoriales relèvent de la responsabilité des diffuseurs publics membres, créant ainsi une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir politique. De même, le concours Intervision procédait des producteurs audiovisuels étatiques de l’Est, mais n’était pas directement sous la houlette des gouvernements.
Reste que, ces dernières années, l’Eurovision est devenue la bête noire des groupes audiovisuels russes après avoir été fortement investie par eux et avoir fait l’objet de résultats remarquables (la Russie a notamment remporté l’édition 2008 avec une chanson en anglais, « Believe », par Dima Bilan).
Désormais, affirment les médias et les responsables politiques russes, l’Eurovision a été kidnappée par la cause LGBTQ+ – la victoire en 2014 de la drag queen Conchita Wurst a été particulièrement commentée, dans un mélange de sarcasme et de dégoût – et représente l’antithèse des « valeurs traditionnelles » que promeut désormais Moscou.
Le soutien des téléspectateurs et de l’UER aux candidats ukrainiens est un autre facteur irritant pour Moscou. La victoire en 2016 de l’Ukrainienne Jamala avec « 1944 », chanson évoquant la déportation des Tatars de Crimée par Staline, puis le triomphe en 2022 de Kalush Orchestra avec « Stefania », alors que depuis trois mois la Russie avait lancé son invasion du pays, confirment aux yeux de Moscou que l’Eurovision est devenue un outil de soft power occidental dirigé contre la Russie.

Compte X de SPRAVDI — Stratcom Centre
Aujourd’hui, le concours Intervision est directement promu par les autorités politiques : le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est impliqué dans les derniers jours de lancement et le président russe a donné son patronage à l’événement du 20 septembre.
Ainsi, les pouvoirs publics russes signent une inflexion dans la conception du concours : il s’agit d’une scène de prestige pour le Kremlin. Les dirigeants souhaitent démontrer, comme pour les JO d’hiver de Sotchi (2014) ou la Coupe du monde de la FIFA (2018), leur capacité à organiser, aussi bien que les Occidentaux, de grands événements internationaux. La scénographie, les effets spéciaux, le lieu de la compétition auront d’ailleurs été extrêmement soignés : des dizaines de caméras HD ont été mobilisées, la retransmission a été améliorée par IA, etc. Malgré cela, il semble que l’engouement a été très modéré sur les réseaux sociaux, en partie en raison de l’absence de vote des téléspectateurs.
Le laboratoire d’une réorientation du soft power russe
L’Intervision 2025 constitue un véritable laboratoire du redéploiement du soft power russe à l’échelle mondiale. En intégrant des pays des BRICS et du Sud global, la Russie cherche à démontrer qu’elle n’est nullement isolée sur la scène internationale. Comme l’Eurovision, l’Intervision donne la possibilité à chaque pays de s’incarner dans un candidat.
Le message implicite est clair : la Russie conserve sa capacité à organiser et à rayonner à travers des événements d’envergure mondiale, en dépit des sanctions économiques. L’Intervision devient ainsi le symbole d’une Russie qui refuse la marginalisation et revendique sa place sur l’échiquier international.
De plus, l’Intervision 2025 se positionne délibérément comme une alternative idéologique à l’Eurovision et aux valeurs occidentales qu’elle véhicule. La Russie y promeut ouvertement, en valorisant le folklore « authentique », ses « valeurs traditionnelles », présentées comme un contrepoids nécessaire aux « excès » occidentaux : diversité, droits LGBTQ+, provocations artistiques et liberté d’expression créative. Cette démarche s’inscrit dans une stratégie plus large de différenciation culturelle et morale. Le concours fonctionne comme un miroir inversé de l’Eurovision, valorisant ce que Moscou perçoit comme des dérives occidentales pour mieux légitimer son propre système de valeurs.
Contrairement à l’Eurovision, largement portée par les diffuseurs publics et les industries créatives nationales, l’Intervision relève d’une logique profondément étatique. Le financement public massif, le pilotage direct par le gouvernement russe et l’implication du ministère des affaires étrangères révèlent la nature politique de l’entreprise. Cette différence fondamentale transforme l’Intervision en instrument de diplomatie culturelle. L’État russe ne se contente pas d’accompagner ou de soutenir le projet : il en est l’architecte et le moteur principal. Cette approche verticale et centralisée reflète la conception russe du soft power, conçu comme un prolongement de l’action gouvernementale plutôt que comme l’expression spontanée de la créativité sociale.
Malgré ces ambitions, l’Intervision 2025 se heurte à plusieurs défis majeurs qui questionnent son efficacité réelle. L’attractivité d’un concours étatique demeure incertaine auprès des jeunes publics du monde, qui consomment massivement TikTok, YouTube, Netflix et se passionnent pour la K-Pop sud-coréenne. L’Intervision, qui procède d’une démarche venant d’en haut, orchestrée et politique, ne semble pas à même de séduire une bonne partie de ces générations. Autrement dit, peut-on véritablement fabriquer un soft power par décret présidentiel ? En voulant contrôler et instrumentaliser sa projection culturelle, la Russie risque de compromettre son authenticité et, partant, son efficacité.
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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
– ref. Avec Intervision 2025, la Russie lance son anti-Eurovision – https://theconversation.com/avec-intervision-2025-la-russie-lance-son-anti-eurovision-265693
