Source: The Conversation – in French – By Isabelle Dostaler, Vice-rectrice aux études et à la recherche, Université de l’Ontario français
Le récent conflit de travail entre Air Canada et ses agentes et agents de bord a mis en lumière une injustice persistante de l’industrie aérienne : le personnel de cabine n’est payé que lorsque les avions sont en mouvement, une pratique qui perdure depuis plus de 50 ans dans le monde du transport aérien.
Le 14 août, Air Canada a commencé à annuler des vols en prévision d’une grève potentielle afin de permettre un arrêt « ordonné » des opérations. La grève a débuté le 16 août, mais moins de 12 heures plus tard, le gouvernement fédéral tentait d’imposer un arbitrage exécutoire entre la compagnie aérienne et le syndicat.
Le syndicat a défié l’ordre du gouvernement de reprendre le travail — un ordre qui n’a jamais été ratifié par la cour — jusqu’à ce qu’une entente de principe soit conclue au petit matin, le 19 août.
Les enjeux étaient importants pendant le conflit, et il est probable que syndicats et transporteurs du monde entier l’ont suivi de près. Le trafic passager est revenu à ses niveaux d’avant la pandémie, mais les marges bénéficiaires restent minces. Des prix du carburant stables procurent un certain allègement des pressions financières, mais l’incertitude économique et géopolitique incitent les transporteurs à la prudence à l’égard d’une hausse des coûts de main-d’œuvre.
Le syndicat voyait bien sûr les choses autrement. Pour lui, le conflit était une tentative d’ouvrir une brèche et de faire en sorte que la rémunération du travail au sol devienne la nouvelle norme dans l’industrie.
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Pourquoi cette injustice a-t-elle perduré ?
La persistance du temps au sol non rémunéré dans l’industrie de l’aviation peut s’expliquer par la théorie de l’isomorphisme institutionnel, un concept introduit par les sociologues Paul DiMaggio et Walter Powell en 1983.
Alors que les théoriciens des organisations s’étaient traditionnellement intéressés à la diversité des structures et des stratégies organisationnelles, DiMaggio et Powell ont soutenu qu’avec le temps, les organisations d’un même secteur tendent à se ressembler et à se comporter de la même façon.
L’isomorphisme institutionnel aide à comprendre pourquoi les acteurs de l’industrie aérienne se conforment aux pratiques établies, même lorsque le changement serait justifié sur le plan commercial. Bien que l’on ait tendance à penser que la performance de l’entreprise est l’objectif premier des gestionnaires, en réalité, la recherche de légitimité est un moteur essentiel de leur comportement.
Ainsi, alors qu’offrir de meilleurs salaires pour attirer du personnel dans une industrie encore touchée par une pénurie de main-d’œuvre peut sembler une décision rationnelle, la réticence à agir différemment des autres entreprises du même secteur peut l’emporter sur cette logique.
Les forces qui maintiennent le non-paiement du temps au sol
DiMaggio et Powell ont défini trois types d’isomorphisme institutionnel : coercitif, mimétique et normatif. L’isomorphisme coercitif renvoie aux pressions exercées sur les organisations par des contraintes formelles et informelles d’un secteur donné. Ces contraintes sont particulièrement marquées dans le transport aérien, qui est fortement réglementé afin d’assurer la sécurité des passagers.
Dans ce cadre réglementaire, le « temps de vol » — soit la période pendant laquelle un aéronef est dans les airs, du décollage à l’atterrissage — est devenu une mesure standard de l’industrie. Les autorités aéronautiques et organismes sectoriels tels l’Association du transport aérien international, l’Organisation de l’aviation civile internationale et l’Agence de l’Union européenne pour la sécurité aérienne en ont renforcé l’usage en l’intégrant dans les normes de sécurité, les pratiques organisationnelles et les cadres réglementaires auxquels les compagnies aériennes et les régulateurs nationaux doivent se conformer.
La persistance du concept de temps de vol s’explique également par l’isomorphisme mimétique. Il se manifeste lorsque les organisations imitent les pratiques des autres. Dans le cas de l’aviation, reproduire des pratiques historiques comme les structures salariales a permis aux compagnies aériennes de composer avec l’incertitude d’un secteur devenu hautement cyclique depuis la dérèglementation amorcée aux États-Unis en 1978.
Enfin, l’isomorphisme normatif, sans doute le plus intéressant, renvoie à l’influence des institutions d’enseignement et des réseaux professionnels sur le comportement organisationnel.
Il découle de la professionnalisation du travail, selon DiMaggio et Powell. Infirmières et infirmiers, médecins, ingénieures et ingénieurs, comptables, pilotes, agentes et agents de bord s’identifient à leur profession au moins autant, sinon plus, qu’à l’entreprise où elles et ils travaillent.
Le transport aérien était un domaine prestigieux à ses débuts, ce qui a pu contribuer à la croyance que seul le travail en vol constituait du « vrai travail ». En un sens, le personnel de cabine lui-même a peut-être, sans le vouloir, aidé au renforcement de cette norme.
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Dans la période post-pandémique, où les retards ont été fréquents en raison de la pénurie de main-d’œuvre chez les mécaniciens, les contrôleurs aériens et les pilotes, l’injustice de ne pas rémunérer les agentes et les agents de bord pour le travail accompli au sol est devenue plus visible.
Une victoire syndicale sur ce front pourrait créer un effet boule de neige, transformant le temps au sol non rémunéré en une pratique jugée illégitime dans l’industrie.
Reste à savoir si ce conflit très médiatisé entraînera un véritable changement de paradigme et fera du paiement du temps au sol la nouvelle norme de l’industrie aérienne. Il semble toutefois probable qu’après avoir appuyé les agentes et les agents de bord malgré les désagréments et perturbations causés par la grève, le public voyageur verrait d’un bon œil un changement institutionnel aussi profond.
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Isabelle Dostaler ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Le conflit chez Air Canada pourrait marquer un tournant pour les normes de travail dans l’aviation – https://theconversation.com/le-conflit-chez-air-canada-pourrait-marquer-un-tournant-pour-les-normes-de-travail-dans-laviation-264853
