Les États-Unis de l’après-Charlie Kirk, ou l’apogée de la polarisation affective

Source: The Conversation – in French – By Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po

Dans le débat démocratique, il est normal que les tenants de positions politiques différentes expriment leurs divergences avec une certaine virulence. Mais les États-Unis ont dépassé ce stade depuis longtemps. Le pays est en proie à une profonde « polarisation affective », c’est-à-dire que les deux grands camps politiques se considèrent non plus comme des adversaires qui méritent le respect, mais comme des ennemis. Charlie Kirk, qui avait de son vivant largement participé à ce processus, a été la victime de ce contexte délétère – un contexte que l’instrumentalisation de son assassinat par Donald Trump et ses partisans dégrade chaque jour un peu plus.


Le 10 septembre 2025, Charlie Kirk, activiste conservateur et fondateur de l’organisation Turning Point USA, est mort assassiné alors qu’il s’exprimait lors d’un débat en plein air à l’Université de l’Utah Valley.

Cette disparition brutale ne saurait être interprétée uniquement comme un fait divers tragique. Elle s’inscrit dans un moment politique particulier où chaque acte violent est immédiatement instrumentalisé et réinscrit dans une guerre culturelle qui structure l’espace public américain et le polarise davantage.

Dès les premières heures, Donald Trump a publiquement accusé ce qu’il appelle « la gauche radicale » d’avoir créé un climat de haine propice à ce type de passage à l’acte.

Cette assertion a été reprise par le vice-président J. D. Vance qui a dénoncé, lors de l’émission The Charlie Kirk Show jusqu’ici animée par le défunt et dont il a exceptionnellement pris les rênes cinq jours après l’assassinat, « l’extrémisme de gauche incroyablement destructeur qui s’est développé au cours des dernières années et qui […] fait partie de la raison pour laquelle Charlie a été tué », soulignant que l’unité nationale est impossible avec ceux qui célèbrent le meurtre et appelant à la dénonciation de tels comportements. Vance a également promis qu’une répression sévère serait mise en œuvre contre les organisations de gauche qu’il considère comme « responsables de la violence politique ».

Ces mots ne sont pas anodins : ils condensent une manière de lire l’événement qui ne cherche pas à l’expliquer par des causes individuelles, mais à le transformer en preuve supplémentaire de la menace existentielle que représenterait le camp opposé. En ce sens, l’assassinat de Kirk devient le miroir d’une société qui ne se contente plus de débattre, mais qui pense et vit la politique en termes de survie collective.

La polarisation des réactions – expressions d’un deuil traumatisant, de nombreux rassemblements ayant été organisés partout dans le pays ; accusations mutuelles ; mais aussi appels à la vengeance – laisse présager une escalade dangereuse et une exacerbation de la polarisation politique américaine.

Qu’est-ce que la polarisation en politique ?

La polarisation se définit comme un durcissement et un éloignement croissant des positions entre deux camps opposés. Ce terme s’impose dans le vocabulaire politologique dans les années 1960 et 1970 à un moment où l’on commence à mesurer plus finement les comportements électoraux et à analyser la cohésion idéologique des partis. Mais c’est véritablement à partir des travaux de Keith Poole et Howard Rosenthal (1984), puis de Nolan McCarty (2019), que la notion devient un concept central.

Selon McCarty, la distance idéologique entre républicains et démocrates n’a cessé de croître depuis les années 1980, au point de créer deux blocs quasiment étanches. Elle s’est progressivement installée depuis plusieurs décennies, alimentée par l’évolution des partis politiques, la transformation du paysage médiatique et l’émergence de clivages culturels et sociétaux devenus inconciliables.

Du fait de ce processus de polarisation, la distinction entre les deux grands partis et leurs sympathisants respectifs ne se limite plus à des divergences programmatiques. Des identités antagonistes ont été façonnées, si bien que le camp adverse n’est plus seulement perçu comme un rival politique mais comme une menace existentielle.

Vers une polarisation affective

La polarisation idéologique ou politique n’est pas en soi catastrophique : des désaccords profonds peuvent exister sans détruire la démocratie. Ce qui est dangereux, c’est la polarisation affective, celle qui transforme l’adversaire en ennemi existentiel. Cette dernière nourrit la peur, le ressentiment et la haine, au point que l’on en vient à justifier, voire à applaudir, la souffrance de l’autre côté de l’échiquier politique.

Le terme de polarisation affective a été introduit par le politologue Shanto Iyengar au début des années 2010. Il désigne l’hostilité et l’antipathie ressenties envers les membres du parti opposé, indépendamment des divergences idéologiques relatives aux politiques publiques. S’inspirant de la théorie de l’identité sociale – qui postule notamment que la seule division d’un groupe initial en deux groupes distincts entraîne, au sein de chacun des deux groupes ainsi constitués, une hostilité à l’encontre de l’autre groupe –, Iyengar montre que l’affiliation partisane fonctionne comme un marqueur social générant des émotions négatives envers l’autre camp et des sentiments positifs envers le sien.

Cette polarisation influence les comportements sociaux, les relations interpersonnelles et la perception de menace politique. La polarisation affective explique pourquoi des électeurs proches idéologiquement peuvent néanmoins éprouver de la méfiance et du rejet envers l’autre parti. Elle ne se limite pas aux désaccords politiques, mais traduit une dimension émotionnelle et identitaire des divisions.

L’attentat contre Charlie Kirk est donc à la fois un symptôme – il apparaît que son assassin, Tyler Robinson, l’a pris pour cible par détestation pour ses idées et pour l’impact négatif que celles-ci avaient sur la société – et un accélérateur de cette dynamique.

La grande majorité des Américains n’a pas perçu la mort violente de l’activiste conservateur seulement comme la disparition d’un individu, mais comme une attaque dirigée contre tout un courant idéologique. L’émotion qu’elle a suscitée a immédiatement été récupérée par les discours partisans. Dans les heures qui ont suivi, les réseaux sociaux et les médias se sont enflammés, les uns accusant la gauche radicale d’avoir alimenté un climat propice à cette violence, les autres dénonçant au contraire l’exploitation de la tragédie à des fins politiques. Cet enchaînement montre à quel point la société américaine est enfermée dans une logique où chaque événement, aussi tragique soit-il, devient un nouvel argument dans une guerre de récits.

L’événement comme surcodage politique

Ce qui frappe également avec l’assassinat de Charlie Kirk, c’est la rapidité avec laquelle l’événement a immédiatement été surcodé politiquement. La mort de Kirk n’est pas d’abord racontée comme l’aboutissement du parcours criminel individuel de Tyler Robinson, mais comme une pièce supplémentaire dans une chaîne narrative de confrontation entre deux Amériques irréconciliables.

C’est précisément ce qui rend cet épisode fécond pour la réflexion académique : il nous invite à analyser la polarisation non seulement comme un état objectif de divergence politique, mais comme un processus performatif, alimenté par des discours, des symboles et des récits. La polarisation ne se constate pas seulement dans les sondages ou dans la distance programmatique entre élus ; elle se manifeste dans la manière dont chaque fait social ou chaque drame est saisi, déformé et redéployé dans une logique de combat partisan.

L’assassinat de Charlie Kirk est une tragédie individuelle qui révèle une tragédie collective. Il montre à quel point la société américaine est fracturée, à quel point chaque événement est interprété à travers le prisme de la polarisation affective. Mais il montre aussi la puissance performative des récits : ce ne sont pas seulement les balles qui tuent, ce sont aussi les mots qui prolongent l’acte et attisent la haine. La polarisation affective américaine, ce n’est pas un simple état de fait : c’est une dynamique, une spirale, une machine à produire de l’hostilité.

Pour la briser, il faudrait peut-être repenser les institutions, réinventer les récits et reconstruire la confiance. Sans cela, chaque nouvelle tragédie ne fera qu’ajouter une pierre au mur de la division.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les États-Unis de l’après-Charlie Kirk, ou l’apogée de la polarisation affective – https://theconversation.com/les-etats-unis-de-lapres-charlie-kirk-ou-lapogee-de-la-polarisation-affective-265613