Source: The Conversation – in French – By Sébastien Mort, Maître de conférences en histoire, culture et société des États-Unis, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Gage Skidmore/Wikimedia, CC BY-NC
Charlie Kirk n’était pas le seul militant médiatique sur le créneau de l’ultraconservatisme états-unien, loin de là. Retour sur son ascension, sur ses pratiques rhétoriques et sur sa place au sein d’un système extrêmement vivace et concurrentiel qui, avec Kirk, perd l’une de ses voix, mais gagne un martyr dont le nom sera encore longtemps invoqué dans le cadre de la violente guerre culturelle en cours.
L’assassinat de l’influenceur et activiste conservateur Charlie Kirk, le 12 septembre dernier, à l’Utah Valley University alors qu’il lançait sa nouvelle tournée des campus états-uniens, l’American Comeback Tour, a provoqué un séisme majeur dans la vie politique états-unienne.
Personnalité incontournable de la sphère médiatique conservatrice, efficace entrepreneur d’influence de la cause MAGA et véritable égérie de la jeunesse conservatrice, Kirk s’était imposé comme une figure centrale de la droite ultra. Au cours d’une carrière qui aura duré treize années, il a galvanisé et rallié au trumpisme des centaines de milliers de jeunes – surtout des étudiants – à travers des rassemblements de masse, des prises de parole sur les campus et, bien sûr, grâce à sa présence médiatique à la radio et sur les réseaux sociaux numériques.
Une telle capacité à rassembler un si large auditoire et à s’imposer dans l’espace public vient de sa place unique au sein du mouvement conservateur : Kirk a capitalisé tout à la fois sur la réaction anti-Obama du tournant des années 2010, sur des pratiques spécifiques à l’écosystème médiatique conservateur qui lui ont permis de s’y établir comme acteur de premier plan et sur la tradition militante conservatrice estudiantine amorcée au début des années 1960.
Figure de proue du militantisme pro-MAGA sur les campus
C’est sur les campus que débute la carrière d’influenceur conservateur de Charlie Kirk. Ayant vu sa candidature d’entrée à la prestigieuse école militaire West Point rejetée, le jeune homme co-fonde, en 2012, l’organisation Turning Point USA (TPUSA) avec Bill Montgomery, ancien militant du Tea Party. Il est alors âgé de 18 ans.
Dans la tradition des Young Americans for Freedom (YAF), organisation étudiante créée en 1960 par William F. Buckley, fondateur en 1955 du mensuel conservateur National Review, TPUSA s’attaque à l’« hégémonie des idées progressistes » sur les campus et à ce que ses fondateurs perçoivent comme la dérive des politiques démocrates au moment de la crise financière et économique de 2008. Tout comme les YAF en leur temps, TPUSA défend les vertus du libre-échange et du libre marché, et dénonce l’« interventionnisme indu » de l’État fédéral dans les domaines économique et social.
Organisation lancée avec des moyens financiers dérisoires sur quelques campus, TPUSA se déploie à une vitesse fulgurante dans les années qui suivent pour acquérir une envergure sans précédent – en septembre 2025, on compte plus de 850 sections à travers les États-Unis – et s’imposer comme l’une des organisations conservatrices les plus importantes, dont la valeur était estimée à 95 millions de dollars à la mort de Kirk.
Au fil des années, Kirk durcit très fortement son discours et, à mesure que Trump s’impose à l’avant-scène de la vie politique, la doctrine défendue par TPUSA converge très nettement avec celle du mouvement MAGA tandis que celui-ci s’implante sur le terrain&. Au fondamentalisme du marché, des premiers temps, se mêlent désormais la défense des valeurs morales (hostilité à l’avortement, promotion des rôles de genre traditionnels), la liberté absolue du port d’armes, le nationalisme chrétien et le patriotisme exacerbé. Cette doctrine est défendue en parallèle par John Root, animateur de Turning Point Live, émission diffusée en streaming quotidiennement sur le site de TPUSA.
Surtout, dans la plus pure tradition de l’anti-intellectualisme états-unien, Kirk attaque l’université elle-même. Trop onéreuses, les études supérieures ne sont selon lui « qu’une arnaque financée par l’État fédéral » : outre qu’elles échoueraient à préparer les étudiants aux réalités du marché du travail, elles sont, selon lui, des dispositifs d’endoctrinement progressiste et anti-américain dont le but est d’encourager le « conformisme de la pensée ».
Ainsi, celui qui a abandonné après un semestre des études commencées à Harper College à Palatine dans l’Illinois déploie une énergie sans pareille à dissuader la jeunesse conservatrice de s’inscrire à l’université pour l’enjoindre à suivre des formations professionnalisantes.
Animateur star de l’écosystème médiatique conservateur
Si son entreprise d’influence auprès des jeunes publics connaît un succès politique et commercial aussi retentissant, c’est que Kirk est également une figure star d’un écosystème médiatique conservateur en constante expansion depuis les années 2010.
En octobre 2020, il fait son entrée sur les ondes avec le lancement du Charlie Kirk Show, talkshow radiophonique destiné à la jeunesse conservatrice et distribué sous licence par Salem Media Group, « société multimédia de premier plan spécialisée dans la diffusion de contenus chrétiens et conservateurs ».
Ainsi, bien que le tournant du web 2.0 ait été pris depuis plusieurs années lorsqu’il entame sa carrière médiatique, Kirk ne fait alors qu’adapter aux logiques de l’ère numérique le modèle d’émission façonné par la vieille garde de la radio conservatrice – particulièrement Rush Limbaugh, père fondateur du genre –, en mettant à disposition une version podcast du Charlie Kirk Show.

Gage Skidmore/Wikimedia, CC BY-NC
C’est d’ailleurs ce mode de diffusion qui lui permet de se faire une place parmi les animateurs star de la nouvelle génération de la radio conservatrice. Si le classement élaboré par Talkers Magazine en juin 2025 montre que son émission attire 4 millions d’auditeurs et auditrices – très loin derrière celles de Ben Shapiro (7,5 millions) et de Dan Bongino (8,5 millions) – en janvier de la même année, elle se hisse à la 7e place du classement des podcasts les plus téléchargés dans la catégorie « info » (news) d’Apple Podcast, derrière Shapiro (5e place) mais devant Bongino (8e place).
Ce n’est qu’en avril 2024 qu’il crée le compte @RealCharlieKirk sur la plateforme TikTok, non sans s’y être montré réticent dans un premier temps. Au cours des mois précédents, un compte géré par des membres du personnel de TPUSA avait été suspendu à plusieurs reprises pour avoir enfreint les règles communautaires. Toutefois, le succès ne se fait pas attendre. Dans les semaines qui suivent, des extraits vidéos filmés sur les campus pour la série documentaire You’re Being Brainwashed (Vous êtes en train de vous faire laver le cerveau) atteignent la barre des 50 millions de vues, permettant ainsi à @RealCharlieKirk de dépasser le nombre d’abonnés des comptes de la chaîne Fox News ou de son ex-animateur Tucker Carlson.
En février 2025, l’émission Charlie Kirk Today est lancée en diffusion quotidienne à 18 h 30 sur les 175 stations du Trinity Broadcasting Network (TBN), réseau télévisé dont la mission est de « créer et diffuser à l’échelle mondiale des programmes chrétiens innovants sur une grande variété de plateformes médiatiques […] pour amener le public à approfondir sa relation et sa compréhension du royaume de Dieu ».
Ainsi, les émissions de Kirk proposent des contenus explicitement politiques, ce qui en fait davantage l’héritier des figures fondatrices de la radio conservatrice qui émergent dans les années 1990 (Sean Hannity, Michael Savage, Laura Ingraham) que l’homologue des podcasteurs masculinistes tels que Joe Rogan ou Logan Paul, qui, certes, distillent des valeurs conservatrices, mais sans jamais se positionner explicitement comme commentateurs politiques.
Sur les campus, des « débats » mettant en scène les antagonismes identitaires avec les progressistes
C’est d’ailleurs selon un dispositif très largement inspiré de celui du talkshow radiophonique – dont Limbaugh disait qu’il était « une dictature bienveillante » où le premier amendement ne s’appliquait qu’à l’animateur – que se déroulent les débats qu’il organise sur les campus, durant lesquels il met les étudiants et étudiantes progressistes au défi de lui « donner tort », soit « Prove me wrong » en anglais, formule inscrite sur le chapiteau sous lequel se déroule les échanges.
De fait, il s’agit davantage d’un simulacre de débat que d’un échange véritable. Les détracteurs se présentent les uns à la suite des autres devant un Kirk entouré de la foule de ses soutiens et dont ils sont parfois séparés par une barrière. La configuration logistique induit une inégalité de statut qui, d’emblée, donne l’avantage à Kirk et fausse la dynamique de l’échange.
L’intention affichée de se voir pris en défaut est trompeuse, car Kirk n’est en fait pas ouvert à la possibilité de se laisser convaincre et s’arroge toujours le dernier mot, souvent en inversant la charge lorsque celle-ci est portée avec force contre des figures conservatrices ou contre Trump. La finalité de ces rencontres n’est donc pas de trouver des terrains d’entente au-delà des différences de positions. Elle consiste à mettre en scène les antagonismes qui existent avec l’adversaire de gauche, à faire la preuve de son inanité, de sa dangerosité et de son caractère anti-américain et à « envoyer les progressistes au tapis » (own the libs), selon la formule de l’anglais états-unien chère aux militants conservateurs.
Tout comme c’est la règle dans les médias conservateurs, c’est la logique de « l’ennemisation » qui prédomine lors de ces prétendus débats : les progressistes, et les individus et groupes identifiés comme tels, sont érigés au rang de figures de l’ennemi absolu et jetés à la vindicte MAGA. Est à l’œuvre une conception du processus politique envisagé comme jeu à somme nulle au cours duquel le vainqueur terrasse le vaincu, et selon laquelle l’adversaire n’est pas considéré comme égal légitime mais comme ennemi à abattre, car complice de forces subversives agissant contre la société états-unienne.
Un style tapageur fruit d’une conception fondamentaliste du premier amendement
Pour cela, Kirk déploie « l’indignation tapageuse » (outrage) propre à la radio et aux émissions politiques des chaînes câblées conservatrices, style rhétorique qui consiste à activer les ressorts de l’affectivité et des émotions négatives en puisant dans les antagonismes culturels et identitaires par le biais d’exagérations déformantes, de prémisses erronées et, parfois, d’attaques ad hominem. L’effet recherché est de créer le scandale et d’hystériser le débat afin d’empêcher précisément qu’il puisse y avoir échange.
Adepte des déclarations lapidaires au vitriol, Kirk recourt ainsi à une rhétorique particulièrement corrosive – quand elle n’est pas tout bonnement injurieuse ou avilissante – pour évoquer les figures de l’ennemi intérieur.
Ainsi, « l’islam est le glaive qu’utilise la gauche pour trancher la gorge de l’Amérique » et le Civil Rights Act de 1964, loi qui abolit la ségrégation, est une « erreur monumentale ». Au sujet de femmes noires (telles que la juge de la Cour suprême Ketanji Brown Jackson, l’animatrice de MSNBC Joy-Ann Reid) ayant connu une mobilité ascendante dans les sphères politique et médiatique, il déclare que « leurs cerveaux n’ont pas la puissance de traitement suffisante pour qu’on les prenne réellement au sérieux » et que, par conséquent, « il leur faut voler la place d’une personne blanche pour être prises un tant soit peu au sérieux ».
Surtout, il nourrit une obsession pour l’ordre traditionnel de genre, menacé selon lui par les personnes trans : « Il nous faut un procès comme à Nuremberg pour chaque médecin pratiquant des interventions chirurgicales de confirmation du genre. Il nous le faut immédiatement. »
En cela, Kirk est le produit d’une conception fondamentaliste de la liberté d’expression envisagée comme droit absolu ne pouvant souffrir aucune restriction. La jurisprudence issue du premier amendement va d’ailleurs très largement dans ce sens. Il n’existe que très peu d’exceptions aux protections garanties par la Constitution et, hormis l’obscénité et la pédopornographie, les normes de preuve sont si drastiques qu’il est souvent impossible de les satisfaire. En s’appuyant sur le principe selon lequel il y a « égalité de statut dans le champ des idées », la Cour suprême se montre extrêmement réticente à réglementer le discours public sur la base de son contenu. Dans la sphère publique, les normes du civisme sont suspendues et le « discours extrême » y est protégé, y compris les diatribes eugénistes et anti-LGBT de Kirk.
Kirk, atout pour son camp jusqu’à sa mort… et au-delà
Avec la mort de Charlie Kirk, Trump et la « magasphère » perdent un orateur et un activiste à l’efficacité hors pair qui aura, plus que tout autre, œuvré à l’essor du mouvement conservateur et aux victoires du 47e président. En 2024, le soutien financier de 108 millions de dollars qu’il apporte à Chase the Vote, opération visant à encourager les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales de l’Arizona, n’est certainement pas pour rien dans le basculement de cet État en faveur du candidat républicain.
Pour autant, l’administration Trump n’a pas attendu pour mettre à profit son assassinat. Ainsi le président a-t-il annoncé des mesures de rétorsion contre les organisations progressistes et c’est au nom de la mémoire de Kirk que J. D. Vance a sollicité le soutien de grands donateurs conservateurs pour lever des fonds en amont des prochaines élections de mi-mandat. Victime de « la barbarie démocrate et progressiste » et désormais érigé au rang de martyr de la cause MAGA, Kirk ne cesse, au-delà de la mort, de catalyser les forces conservatrices.
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Sébastien Mort ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Charlie Kirk et le système médiatique ultraconservateur aux États-Unis – https://theconversation.com/charlie-kirk-et-le-systeme-mediatique-ultraconservateur-aux-etats-unis-265503
