Source: The Conversation – in French – By Christian Bergeron, Professeur en sociologie de l’éducation/ Professor of Sociology of Education, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa
Sommes-nous en train de perdre notre humanité ? L’actualité récente n’a rien de rassurant. Sur les réseaux sociaux se manifeste une véritable jouissance face à la souffrance d’autrui.
On l’a vu avec l’influenceur Pormanove, humilié sous les yeux de milliers d’internautes : « Le créateur de contenu français de 46 ans aurait subi des coups et blessures d’autres instavidéastes (streamers) pendant plusieurs jours » jusqu’à son décès.
On l’a vu encore avec les réjouissances de certaines personnalités québécoises et même d’une professeure de l’Université de Toronto concernant l’assassinat de Charlie Kirk, perçu comme un ennemi à abattre plutôt qu’un humain.
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Être étiqueté « fasciste » ou « nazi » suffit, pour certains, à nier toute humanité à autrui et à légitimer la violence la plus extrême. D’ailleurs, le présumé tueur de Charlie Kirk avait inscrit sur l’une des douilles retrouvées : « Hé, fasciste ! Attrape ça ! ».
Ce mécanisme de déshumanisation s’exerce aussi à l’encontre de groupes stigmatisés, comme les personnes « trans » et les personnes « itinérantes », ou même contre les « cyclistes ». Une étude australienne montre en effet que plus de la moitié des automobilistes considèrent les cyclistes comme « moins humains », ce qui accroît l’acceptation d’actes d’agression à leur égard.
Dans tous ces exemples, le même processus est à l’œuvre : déshumaniser l’autre afin de pouvoir justifier le sadisme, la violence et jusqu’à la haine meurtrière.
Cette perte d’humanité s’observe malheureusement lorsque des idéologies sont véhiculées sur la place publique ou sur les réseaux sociaux. Elles ne sont pas toutes également violentes, mais ces mouvances reposent sur un même ressort : la peur de disparaître, d’être menacé, victime, persécuté ou discriminé. L’histoire nous enseigne que ces peurs, réelles ou construites, conduisent trop souvent à des conflits sanguinaires. Les intensités diffèrent, mais l’urgence demeure : rester vigilants.
Je suis chercheur en éducation inclusive et j’étudie la glottophobie au Canada et en France.
J’estime qu’il est aujourd’hui plus que jamais pertinent de lire ou relire Les identités meurtrières d’Amin Maalouf. L’ouvrage éclaire avec force la manière dont la crispation identitaire mène à la déshumanisation de l’autre et ouvre la voie à la justification de violences extrêmes, voire de la mort de ceux que l’on ne perçoit plus comme pleinement humains. Lire Maalouf, c’est rappeler que nos appartenances ne devraient jamais se transformer en identités meurtrières.
Cet article fait partie de notre série Les livres qui comptent, où des experts de différents domaines décortiquent les livres de vulgarisation scientifique les plus discutés.
Les identités exclusives
Publié en 1998, cet essai lucide et précurseur analyse les fractures identitaires engendrées, entre autres, par l’Histoire et la mondialisation. Loin d’abolir les frontières, la mondialisation suscite un besoin accru d’identité. Les conflits religieux, culturels et politiques, l’opposition entre nationalismes et globalismes en témoignent.
L’un des fils conducteurs du livre est la critique des identités exclusives : « À toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure, tellement supérieure aux autres ». Or, dès qu’une appartenance est menacée, elle peut envahir l’identité entière : « Qu’une seule appartenance soit touchée, et c’est toute la personne qui vibre ».
Ce qui fait qu’une personne devient une cible à abattre, c’est précisément le processus de déshumanisation : lorsque l’on réduit la personne à une seule appartenance : trans, immigrante, blanche, noire, itinérante, chrétienne, musulmane, juive, etc., on efface la complexité de son humanité et on transforme cette appartenance en stigmate. Dans ce cadre, l’autre n’est plus un être pluriel, mais l’incarnation d’un « ennemi » à éliminer.
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La langue française au Québec
Le Québec s’est construit dans un rapport constant à son identité : sa place au sein du Canada, la défense de la langue française, ses tensions avec la religion et ses débats sur l’immigration en sont quelques exemples. Cette histoire l’a doté d’une certaine résilience, mais nul endroit, aussi pacifique soit-il, n’est à l’abri de débordements lorsque l’identité collective se perçoit menacée.
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Pour Maalouf, parmi toutes nos appartenances, la langue occupe une place décisive. On peut vivre sans religion, pas sans langue. Préserver les langues menacées est un enjeu civilisationnel.
Le cas du Québec illustre bien cette tension entre défense culturelle légitime et risque d’exclusivisme. Minorité francophone en Amérique du Nord, mais majoritaire sur la plupart de son territoire, le Québec a dû affirmer son identité par des politiques linguistiques et un volontarisme populationnel.
Ce nationalisme a sauvé le français, mais il porte en lui, selon certaines perceptions, le risque signalé par Maalouf : quand une appartenance devient exclusive, elle se ferme. Le défi québécois est donc de protéger sa langue et sa culture tout en assumant la pluralité d’appartenances, dont celle à la culture anglophone.
Assumer ses appartenances multiples
Cela vaut aussi pour les langues autochtones, qu’il convient de défendre avec la même énergie que le français. L’enjeu est de ne pas se retrouver piégés dans le dilemme : « nier soi-même ou nier l’autre », car il faut assumer nos appartenances multiples et concilier nos besoins mutuels d’identité, tout en protégeant et valorisant le français.
Aujourd’hui, des langues disparaissent, l’anglicisation s’accélère, les effets conjugués de la mondialisation et du radicalisme religieux se heurtent au retour d’idéologies, telles que la montée du nationalisme identitaire dans le monde. Il importe de rappeler que les idéologies ne meurent jamais : elles sont « plus qu’une idée, un projet ou un idéal : c’est aussi un mouvement, un combat, souvent mené contre d’autres » mouvements.
Relire Les identités meurtrières aujourd’hui, c’est comprendre que la question identitaire n’est pas un débat secondaire ou passéiste. Le véritable enjeu est de bâtir un monde où nos appartenances multiples cessent d’être des menaces pour devenir des richesses partagées. C’est cette tâche, éminemment politique et profondément humaine, que nous rappelle Maalouf : défendre la pluralité des langues, des cultures et des modes de vie, non comme un vestige à protéger, mais comme une condition vitale pour l’humanité.
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Christian Bergeron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Pourquoi il faut lire – ou relire – « Les identités meurtrières » d’Amin Maalouf – https://theconversation.com/pourquoi-il-faut-lire-ou-relire-les-identites-meurtrieres-damin-maalouf-265050
