Inégalités en Afrique : les causes et les moyens d’y mettre fin

Source: The Conversation – in French – By Imraan Valodia, Pro Vice-Chancellor, Climate, Sustainability and Inequality and Director, Southern Centre for Inequality Studies, University of the Witwatersrand

La relation entre inégalités et croissance économique est complexe, en particulier en Afrique. Les inégalités résultent d’une multitude de facteurs, notamment des choix politiques, de l’héritage institutionnel et des structures de pouvoir qui favorisent les élites. Le professeur Imraan Valodia, directeur du Southern Centre for Inequality Studies de Johannesburg, s’est entretenu avec Ernest Aryeetey, professeur émérite d’économie du développement à l’Institut de recherche statistique, sociale et économique de l’université du Ghana, au sujet de ces questions.


Quels choix politiques ont été faits par les gouvernements africains qui ont pu aggraver les inégalités ?

Tout d’abord, les politiques d’ajustement structurel. De nombreux pays africains les ont mises en œuvre à la fin du XXe siècle, souvent encouragés par les institutions financières internationales. Ces politiques comprenaient des réductions d’effectifs dans le secteur public, la suppression des subventions et la réduction des services sociaux. Elles ont touché de manière disproportionnée les pauvres en affaiblissant le rôle de l’État dans la redistribution des biens publics et en limitant l’accès aux services essentiels.

Ces programmes ont également accru les inégalités de revenus en privilégiant le libre marché au détriment de la protection sociale. Les efforts ultérieurs pour remédier aux conséquences de ces politiques ont souvent été trop modestes et trop tardifs.

Deuxièmement, les politiques fiscales et budgétaires. La plupart des systèmes fiscaux en Afrique reposent sur des impôts indirects (tels que la TVA ou les taxes à la consommation) plutôt que sur des impôts progressifs et directs sur le revenu et la fortune. En conséquence, les ménages les plus pauvres supportent souvent une charge fiscale relative plus lourde, tandis que les plus riches profitent d’exonérations ou d’évasion fiscale.

Au début des indépendances, la fiscalité a rarement contribué à la redistribution des richesses, et les efforts visant à taxer le secteur informel ont été minimes ou mal conçus. Ils n’ont pas permis de dégager des ressources significatives pour les dépenses sociales.

Troisièmement, les investissements dans l’éducation et la santé. Les choix politiques ont souvent perpétué les écarts d’accès entre les populations urbaines et rurales et entre les classes socio-économiques. Les investissements ont eu tendance à favoriser les villes et les groupes privilégiés, de sorte que tout le monde n’avait pas les mêmes chances. Ce « biais urbain » dans les dépenses publiques a renforcé les inégalités existantes. Les besoins des populations rurales sont restés insatisfaits.

Quatrièmement, la faiblesse de la protection sociale. Jusqu’à l’expansion de programmes plus complets dans les années 2000, de nombreux Africains sont restés pauvres et vulnérables, sans filet de sécurité adéquat.

Cinquièmement, les structures économiques favorisent les élites. Les gouvernements africains ont souvent maintenu, voire renforcé, des structures économiques qui concentrent la richesse et les opportunités entre les mains d’une minorité. Citons par exemple les politiques favorisant les industries extractives ou les secteurs des ressources contrôlés par des groupes ayant des liens politiques. Le régime foncier, les politiques commerciales et l’accès aux contrats et licences publics ont également souvent favorisé les puissants.

Sixièmement, une inclusion régionale et de genre limitée. Les premières politiques publiques répondaient rarement aux besoins des femmes, des jeunes, des zones rurales ou des régions marginalisées. L’exclusion de la propriété foncière ou des services financiers, et l’importance limitée accordée à la discrimination positive, ont renforcé les inégalités systémiques. Ce n’est que depuis quelques décennies que certains gouvernements ont commencé à combler ces lacunes, mais les progrès restent inégaux.

Ces choix sont-ils liés à la mainmise des élites sur les politiques publiques ?

Oui. Les groupes privilégiés ont souvent façonné ou manipulé les politiques publiques de manière à protéger leurs intérêts et à renforcer les inégalités.

Héritage colonial et postcolonial. Les politiques et les institutions mises en place pendant et après la période coloniale ont souvent attribué les ressources et le pouvoir à une élite restreinte, composée de colons, d’expatriés ou de collaborateurs locaux. Les élites actuelles ont hérité et maintenu bon nombre de ces structures. Elles contrôlent toujours la richesse, les terres et les opportunités commerciales.

Structure économique et contrôle des ressources. De nombreuses économies africaines restent axées sur les industries extractives et les matières premières telles que le pétrole et les minéraux. Les politiques relatives à l’extraction des ressources, au commerce et au régime foncier ont souvent favorisé les élites grâce à un accès préférentiel, des exonérations fiscales et des lacunes réglementaires.

Conception des politiques et choix budgétaires. La conception des systèmes fiscaux a généralement favorisé les impôts indirects (tels que la TVA). Ceux-ci n’ont pas d’incidence sur la richesse des élites. Les efforts visant à taxer les revenus élevés, la propriété ou les plus-values sont insuffisants ou facilement contournables.

Protection sociale et prestation de services. Les filets de sécurité et les services publics (tels que l’éducation de qualité, les soins de santé ou les infrastructures) ciblent souvent les travailleurs du secteur formel ou les résidents urbains (où résident les élites). A l’inverse, ils négligent le secteur informel, les populations rurales pauvres et les groupes marginalisés.

Clientélisme politique et gouvernance. Les ressources, les postes et les contrats de l’État sont attribués aux fidèles, aux membres de la famille ou aux réseaux ethniques/régionaux.

Quels ont été les trois principaux facteurs d’inégalité ?

Premièrement, les politiques fiscales régressives. Il s’agit notamment des impôts à large assiette telles que les taxes sur les transactions et la TVA. Ils absorbent une part plus importante des flux de trésorerie des personnes à faibles revenus. Les groupes plus aisés bénéficient d’exonérations ou de taux d’imposition faibles.

Deuxièmement, la privatisation et la libéralisation rapide du marché menées par l’élite. La vente des actifs de l’État ou l’ouverture de secteurs clés (énergie, télécommunications et transports) à des investisseurs ayant des liens politiques concentre les profits et le pouvoir des marchés. Les travailleurs informels et les petites entreprises se retrouvent avec des revenus réduits. Le clientélisme, la corruption et l’emprise politique maintiennent cette situation.

Troisièmement, le sous-investissement dans les services sociaux universels. Les coupes budgétaires dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la protection sociale limitent la mobilité sociale des pauvres et maintiennent les écarts les régions et entre les sexes.

Enfin, la dépendance vis-à-vis des ressources et la structure économique globale. De nombreuses économies africaines se concentrent sur des industries telles que le pétrole, les minerais et les cultures commerciales. Celles-ci profitent aux élites politiques et économiques, mais ne diversifient pas les industries et ne créent pas d’emplois. Les bénéfices de la croissance profitent ainsi principalement aux personnes déjà privilégiées. La majorité des citoyens et des régions entières en sont exclues.

Quels sont les pays qui ont le mieux réussi à changer cette situation ?

Le Rwanda dispose d’une structure d’imposition progressive des revenus. Les transactions monétaires mobiles de faible valeur y sont exonérées d’impôt. Les services essentiels tels que l’électricité et l’eau restent largement publics, ce qui a réduit l’impact des impôts sur les pauvres.

Le Rwanda a également fait des efforts en faveur d’une gouvernance inclusive. Citons par exemple les quotas pour les femmes, les investissements dans la santé et l’éducation, et l’accent mis sur l’inclusion rurale.

Autre exmple: le Botswana a mené un programme de privatisation prudent. L’État conserve une participation majoritaire dans les secteurs des diamants, des télécommunications et des banques. Les recettes ont été affectées à l’éducation primaire universelle et à la santé.

Malgré sa dépendance vis-à-vis des diamants, ce pays parvient à affecter ses richesses naturelles à l’épargne nationale, aux infrastructures et aux services publics. Ceci tout en maintenant une qualité institutionnelle et une stabilité politique relativement élevées.

En Éthiopie, les réformes antérieures à 2020 ont étendu le rôle du secteur privé.

Auparavant, le pays s’était concentré sur des investissements publics massifs dans l’enseignement primaire, les services de vulgarisation sanitaire et les réseaux routiers ruraux. Dans le même temps, il a évité la privatisation à grande échelle des services publics de base. Cela a permis de limiter les disparités en matière de services sociaux.

En outre, l’Ethiopie a investi dans la croissance tirée par l’industrie manufacturière et les exportations. Cela a créé des emplois et progressivement affranchi l’économie de sa dépendance vis-à-vis des matières premières. Les inégalités y ont diminué par rapport à d’autres pays dépendants des ressources naturelles.

Les progrès technologiques ont-ils eu un impact différent sur les inégalités sur le continent ?

Absolument. La technologie a le potentiel de réduire les inégalités en élargissant l’accès aux marchés, aux services, à l’information et à l’inclusion financière. Mais dns certains pays les lacunes en matière d’infrastructures numériques, d’accessibilité financière et de compétences ont parfois conduit la technologie à renforcer, plutôt qu’à atténuer, les disparités dans les pays africains.

  • Fracture numérique et écarts entre zones urbaines et rurales. L’accès aux technologies numériques est très inégal sur le continent. Les zones rurales, les populations pauvres, les femmes et les groupes moins éduqués sont moins susceptibles d’utiliser Internet ou de bénéficier des services numériques. Cette fracture est beaucoup plus marquée en Afrique que dans les économies avancées, où l’adoption des technologies est quasi universelle. En conséquence, les nouvelles technologies profitent surtout aux groupes urbains, éduqués et à revenus élevés. Cela accentue les inégalités si ces évolutions ne s’accompagnent pas de politiques solides et inclusives.

  • Bond en avant du mobile, mais une inclusion inégale. Le passage rapide de l’Afrique à l’utilisation du téléphone mobile a souvent contourné les infrastructures de téléphonie fixe. Cela a permis à des millions de personnes d’accéder à l’inclusion financière et à de nouveaux marchés, comme M-Pesa au Kenya. Néanmoins, une grande partie du continent reste exclue en raison du coût, du manque d’électricité, des compétences numériques limitées et des barrières linguistiques.

  • Structure économique et chaînes de valeur mondiales. L’intégration limitée dans les chaînes de valeur mondiales et la petite taille du secteur des hautes technologies font que la plupart des emplois sur le continent restent informels et à faible productivité.

Pourquoi les effets diffèrent-ils ?

Tout d’abord, du fait d’une adoption tardive et inégale. La révolution industrielle et les progrès technologiques qui ont suivi sont arrivés tardivement et de manière inégale. L’héritage colonial et postcolonial a laissé l’Afrique à la traîne en matière d’éducation et d’infrastructures. Il a donc été plus difficile pour de larges segments de la population de bénéficier des nouvelles technologies.

La rareté des infrastructures oblige les sociétés à adopter directement des solutions mobiles, contournant ainsi le système bancaire traditionnel, mais les rendant également vulnérables aux chocs politiques.

Deuxièmement, les défaillances politiques et commerciales. Une réglementation inadéquate, une concurrence faible et le coût élevé des appareils et des données freinent la transformation numérique. Les services publics numériques, tels que l’administration en ligne et l’enseignement à distance, ne bénéficient qu’aux groupes déjà connectés. Et le manque de compétences numériques creuse encore davantage la fracture numérique sociale.

The Conversation

Imraan Valodia reçoit des financements de plusieurs fondations et institutions qui soutiennent la recherche universitaire indépendante.

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