Source: The Conversation – in French – By Pierre D. Sarr, Postdoctoral Research Fellow in Cancer Biology, McMaster University
Nous vivons à l’ère d’une recherche biomédicale frénétique. Chaque semaine, des revues prestigieuses annoncent la découverte de nouveaux biomarqueurs pour comprendre la genèse et l’évolution de certaines maladies.
Les publications se multiplient, illustrées par des schémas sophistiqués de réseaux moléculaires complexes et des pistes d’applications prometteuses. Et aux canaux de vulgarisation scientifique de nous annoncer à grands titres, presque à la chaîne, des « avancées majeures » qui, mises bout à bout, devraient avancer notre lutte contre telle ou telle pathologie. Des décennies pourtant peuvent s’écouler avant que ces avancées n’atteignent les patients qui en ont désespérément besoin.
Pourquoi donc ce décalage ? Tant d’efforts de recherche, financés à coups de ressources publiques, ont souvent cette destinée commune d’être confinés dans des tiroirs ou des bases de données numériques, parfois voués à l’oubli, ou sans être immédiatement traduits en pratique clinique.
Un modèle qui privilégie la quantité plutôt que l’utilité réelle
Le principal goulet d’étranglement est structurel. La recherche académique valorise davantage le nombre de publications plutôt que l’utilité concrète des travaux. Le prestige de la revue prime parfois sur l’impact réel des résultats et cette logique exerce une pression sur les chercheurs qui n’ont d’autre choix que de produire, publier pour exister.
Cette productivité académique (qui n’en est pas forcément une) est devenue une fin en soi au détriment de l’impact sur les patients, les politiques sanitaires ou les inégalités d’accès. Ainsi, même les recherches les plus innovantes sont rarement pensées pour être appliquées en clinique. Des résultats prometteurs restent bloqués à l’état préliminaire, faute du suivi nécessaire pour franchir les étapes de validation fonctionnelle, d’essais cliniques ou de développement thérapeutique.
Il faut cependant l’admettre : toute recherche n’a pas vocation à être immédiatement appliquée en pratique. La recherche académique, fondamentale par essence, vise avant tout à créer de la connaissance et peut légitimement s’en tenir à ce rôle, dans un cadre théorique et exploratoire. Ce qui interroge en revanche, c’est que même dans la recherche translationnelle ou appliquée, les incitatifs académiques continuent de privilégier la reconnaissance entre pairs ou l’ascension professionnelle plutôt que l’impact réel sur les patients et les pratiques thérapeutiques.
Un biomarqueur à potentiel diagnostic ou thérapeutique peut ainsi faire l’objet d’un article dans la revue Nature et accroître la notoriété de son découvreur, sans jamais bénéficier des fonds ni partenariats nécessaires pour valider son utilité clinique. Il s’agit là du fameux valley of death : cette zone grise dans laquelle s’échouent tant de découvertes faute de modèle de développement translatif adapté.
Cette productivité quantitative, résumée par le mantra publish or perish, pousse à publier rapidement, souvent à outrance, dans une logique déconnectée de rentabilité académique.
Intérêts et logique de rentabilité
Aux côtés de la recherche académique coexiste une recherche industrielle (biotechnologique et/ou pharmaceutique) qui obéit à un autre objectif de rentabilité : celle du retour sur investissement. L’enjeu n’est pas tant de produire des connaissances que de breveter, sécuriser, et mettre sur le marché.
Cette dynamique peut certes stimuler l’innovation, mais en limite aussi l’accessibilité en excluant de fait les publics vulnérables. Les priorités vont souvent aux pathologies à fort potentiel économique, dont l’épidémiologie est largement répandue dans les pays du Nord.
Ce biais contribue à la persistance de maladies dites orphelines ou négligées, parfois qualifiées de manière réductrice d’exotiques ou de tropicales, non pas parce qu’elles sont rares dans l’absolu, mais parce qu’elles n’intéressent que marginalement les circuits classiques de financement faute de représenter un marché solvable. Ce déséquilibre géographique et économique creuse ainsi un fossé abyssal entre les priorités de la recherche mondiale et les besoins réels des populations concernées.
La pandémie de Covid-19 a démontré qu’il est possible de produire un vaccin en moins d’un an quand il y a un marché planétaire en jeu. En revanche, le paludisme continue de tuer des centaines de milliers de personnes chaque année en Afrique Subsaharienne, un marché visiblement trop peu rentable pour mobiliser une recherche et développement à grande échelle.
La nécessité d’un changement de système
Pour une recherche plus utile et plus équitable, il faudra revoir nos critères d’évaluation et de reconnaissance scientifiques. Ces critères façonnent des carrières, attribuent une notoriété à certains, et en privent d’autres qui le mériteraient tout autant, sinon davantage.
Notre culture de productivité quantitative, qui valorise le prolifisme académique ou l’intérêt mercantile plutôt que la portée réelle, n’est ni neutre ni anodine. Elle alimente une course en avant qui vide la recherche contemporaine de son sens.
La Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche (DORA), dès 2012, a remis en question cette approche en appelant à ne plus confondre qualité scientifique et facteur d’impact — indicateurs souvent surévalués et potentiellement nuisibles à l’intégrité scientifique.
L’évaluation des chercheurs devrait intégrer des critères au-delà du nombre des publications : originalité méthodologique, contribution à la science ouverte et capacité à faire progresser l’équité globale.
Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous gratuitement à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.
Plusieurs institutions ont dans leurs politiques internes adhéré à DORA, mais peu en ont réellement adopté les recommandations. Les financements continuent de bénéficier aux équipes qui publient vite, beaucoup, dans les revues les plus cotées. Le système, en l’état, favorise ceux qui maîtrisent le langage académique traditionnel et qui savent en reproduire les codes, encourageant la compétition plutôt que la collaboration, la précipitation plutôt que la lenteur réflexive.
À l’inverse, ceux qui prennent le temps de co-construire des projets, de rendre leurs résultats utiles et accessibles, ou qui travaillent à l’implémentation clinique d’une découverte — souvent dans des contextes à faibles ressources — sont rarement récompensés. Pire, ils sont parfois perçus comme moins productifs, alors même que leur impact est souvent bien plus transformateur.
Et si on repensait la finalité de la recherche ?
Il est primordial de changer de paradigme afin de réconcilier la recherche avec sa mission première : le progrès commun. Une recherche qui n’est ni appliquée, ni partagée, ni équitablement construite n’a qu’un effet marginal. À l’inverse, une recherche collaborative, pensée avec et pour les communautés, peut véritablement changer des vies.
La recherche biomédicale ne doit plus être un luxe désincarné, produit par quelques-uns pour quelques autres. Elle doit être moins élitiste et s’ouvrir aux personnes historiquement exclues : patients issus de milieux précaires ou souffrant de pathologies rares, chercheurs sans affiliation institutionnelle forte ou formés dans des pays à ressources limitées, tous ceux qui peinent à faire entendre leurs voix ou à publier leurs idées dans les circuits dominants.
Les patients ne peuvent plus attendre que les découvertes scientifiques franchissent lentement les murs des laboratoires, puis ceux des brevets, avant d’atteindre les hôpitaux, souvent trop tard. Il ne suffit plus de produire des connaissances : il faut en garantir l’accessibilité, l’applicabilité, l’équité.
Un autre modèle est possible : celui où excellence scientifique rime avec responsabilité sociétale, où l’impact se mesure non plus en nombre de citations, mais de vies améliorées.
L’excellence scientifique n’a de sens que si elle améliore concrètement la vie de ses destinataires — non plus considérés comme objets d’étude ou tremplins d’évolution professionnelle — mais comme partenaires de recherche à part entière.
![]()
Pierre D. Sarr ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Recherche en science biomédicale : le modèle actuel privilégie la quantité plutôt que l’utilité réelle – https://theconversation.com/recherche-en-science-biomedicale-le-modele-actuel-privilegie-la-quantite-plutot-que-lutilite-reelle-262309
