Source: The Conversation – in French – By Souleymane Gueye, Professor of Economics and Statistics, City College of San Francisco
Depuis février 2025, le Sénégal est secoué par les révélations du rapport de la Cour des comptes sur une dette publique bien plus élevée que ce qui avait été annoncé. Une première mission du Fonds monétaire international (FMI) , en mars dernier, avait confirmé une sous-évaluation massive de la dette (passée à près de 100 % du PIB). Le FMI a dépêché une deuxième mission “spéciale” du 19 au 27 août suite à un deuxième audit. Celui-ci a montré que la dette réelle du pays était bien plus lourde que prévu, atteignant près de 119 % du PIB en 2024.
Depuis plus de quarante ans, le Sénégal s’est engagé dans une coopération continue avec le FMI. Cette relation, justifiée à ses débuts par le besoin de rétablir les équilibres macroéconomiques, s’est traduite par une succession de programmes d’ajustement structurel, de stabilisation budgétaire et de réformes économiques.
Si elle a permis une certaine stabilité du cadre macroéconomique, elle a aussi généré une dépendance chronique vis-à-vis de l’endettement extérieur et a freiné la capacité du pays à définir une stratégie économique souveraine. Les révélations récentes de la Cour des comptes et la révision spectaculaire de la dette publique par le FMI confirment que ce modèle est à bout de souffle.
Dans une étude récente, j’ai examiné l’évolution des relations entre le Sénégal et le FMI. J’estime que cette coopération de plus de quatre décennies a laissé des traces profondes sur l’économie nationale. Aujourd’hui, l’enjeu pour le Sénégal est de redéfinir ce partenariat et de repenser les relations avec le FMI, afin d’éviter de reproduire le suivisme des régimes précédents.
Une coopération héritée de l’ajustement structurel
Les années 1980 inaugurent une ère d’austérité avec les premiers plans d’ajustement structurel. Sous l’impulsion du FMI, le Sénégal a réduit les dépenses sociales, privatisé des secteurs stratégiques et ouvert son économie à une concurrence internationale déséquilibrée.
Les promesses de modernisation se sont vite traduites par un affaiblissement de l’État, la disparition de pans entiers du tissu productif national et une pauvreté endémique. Le secteur agricole, notamment les filières arachidière, cotonnière et rizicole, ainsi que dans le secteur industriel les industries de transformation des produits halieutiques et du phosphate, ont particulièrement été touchés.
L’objectif officiel de réduction des déficits s’est payé d’un coût social et économique élevé, dont les séquelles sont encore visibles dans le pays.
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Des réformes macroéconomiques sans transformation sociale
Au tournant des années 2000, avec les initiatives PPTE (Pays pauvres très endettés) et les mécanismes concessionnels, le Sénégal a bénéficié des initiatives d’allégements de dette et de la facilité pour la réduction de la pauvreté et la croissance. Mais la logique est restée la même : dépendre des financements extérieurs pour stabiliser le cadre macroéconomique, sans s’attaquer aux causes structurelles du sous-développement.
Le Plan Sénégal Émergent (PSE) lancé en 2014 a certes dopé la croissance par les infrastructures et l’énergie, mais sans transformation profonde du marché du travail ni réduction significative de la pauvreté et des inégalités. Il a contribué à accroître le taux de pauvreté, qui atteint 39 %. Il a aussi approfondi les inégalités : les 20 % les plus riches concentrent 48 % des revenus, tandis que les 20 % les plus pauvres ne disposent que de 5 %, soit un indice de 0,45.
De plus, il a créé les conditions d’une insécurité alimentaire inquiétante, touchant près de 3 500 000 personnes. Le chômage des jeunes (27,7 %), la précarité et l’informalité demeurent massifs.
Les politiques de développement du capital humain et social n’étaient pas au coeur des préoccupations des autorités étatiques. Il s’en est suivi une inadéquation entre la formation, la qualification professionnelle et les besoins réels du marché du travail d’une part et d’autre part, aucune attention n’était accordée à la mise en place de politiques d’emplois sérieuses en direction des jeunes, des femmes et des couches les plus vulnérables de la société.
L’absence manifeste d’une bonne stratégie de développement économique diversifiée adossée aux réalités économiques du pays explique aussi le manque de création d’emplois durant la mise en exécution du PSE.
D’autres facteurs expliquent le manque de transformation du marché de l’emploi, notamment la négligence du secteur agricole et la mauvaise gouvernance marquée par la corruption. Cette situation favorise une gestion défaillante des ressources publiques et crée une dissymétrie entre les investissements massifs dans les infrastructures et le secteur minier, d’une part, et leur faible impact réel sur le marché du travail, d’autre part. En conséquence, le développement économique et social du pays reste limité.
Le choc des révélations de 2025
Le rapport de la Cour des comptes (février 2025), confirmé par l’audit du cabinet Forvis Mazars, a révélé l’ampleur des « déclarations erronées » des autorités du régime précédent dans la gestion des finances publiques. La dette, présentée comme soutenable, est passée brutalement de 74,4 % à 111 % du PIB en 2023, puis 118,8 % en 2024.
Cette révision dramatique démontre l’absence de transparence et l’inefficacité des mécanismes de contrôle censés accompagner la coopération avec le FMI. L’institution elle-même, en validant pendant plusieurs années des données sous-estimées, porte une responsabilité dans cette crise de crédibilité.
De la transparence à la dépendance renforcée
La mission du FMI d’août 2025 a salué l’engagement du Sénégal à corriger ses pratiques budgétaires et annoncé une série de mesures techniques : centralisation de la gestion de la dette, audits des arriérés, création d’une base de données unifiée, renforcement du Compte unique du Trésor.
Si ces mesures peuvent améliorer la gouvernance financière, elles ne changent rien à la logique de dépendance. Le nouveau communiqué de presse du FMI, présenté comme aligné sur la Vision 2050 (référentiel de développement du Sénégal), reprend les conditionnalités classiques du FMI : rigueur budgétaire, discipline macroéconomique et promesse d’inclusion sociale. Mais l’expérience historique démontre que ces engagements se traduisent rarement en progrès tangibles pour les populations.
Le piège d’une économie à deux vitesses
L’économie sénégalaise affiche en 2025 une croissance record de 12,1 % grâce au boom pétrolier et gazier. Mais la croissance hors hydrocarbures reste limitée à 3,1 %, confirmant le risque d’une économie duale où la manne énergétique masque la stagnation des autres
secteurs. Cette dépendance aux hydrocarbures, adossée à un endettement massif, fragilise l’avenir du pays et l’expose aux chocs extérieurs. En poursuivant dans cette voie, le Sénégal risque de voir ses marges de souveraineté réduites à néant.
Pour une rupture nécessaire
Quarante ans de coopération avec le FMI montrent une constante : la dépendance aux financements extérieurs et la reproduction des déséquilibres structurels. Face à cette impasse, une rupture s’impose. Elle passe par :
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la mobilisation des ressources internes (épargne nationale, appel à la diaspora, lutte contre la corruption et les détournements) ;
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une politique industrielle et agricole endogène, tournée vers la création d’emplois et la sécurité alimentaire ;
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la réorientation des priorités budgétaires vers l’éducation, la santé et la protection sociale ;
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une gouvernance renforcée, fondée sur la transparence et l’appropriation nationale des réformes.
Le nouveau cycle de coopération proposé par le FMI, malgré son habillage technique et son discours sur la transparence, risque de reproduire le schéma de dépendance qui a marqué les décennies passées. Le Sénégal se trouve face à un choix historique : continuer dans la voie du suivisme, au prix d’une souveraineté économique toujours plus réduite, ou engager une véritable rupture pour construire un modèle de développement autonome, inclusif et résilient.
C’est seulement au prix de cette rupture que le pays pourra transformer la manne énergétique en un levier de prospérité partagée et durable. Il pourra aussi inscrire les financements extérieurs dans une logique de transformation systémique et structurelle de l’économie, au service des priorités nationales définies dans l’Agenda national de transformation Vision 2050.
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Souleymane Gueye does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.
– ref. Sortir du piège de la dette : les alternatives au modèle FMI pour le Sénégal – https://theconversation.com/sortir-du-piege-de-la-dette-les-alternatives-au-modele-fmi-pour-le-senegal-263755
