Notre penchant pour l’alcool trouverait son origine chez nos ancêtres il y a plus de 10 millions d’années

Source: The Conversation – in French – By Mickael Naassila, Professeur de physiologie, Directeur du Groupe de Recherche sur l’Alcool & les Pharmacodépendances GRAP – INSERM UMR 1247, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Avec les singes, nous partageons des ancêtres qui auraient consommé de l’alcool. Wirestock/Freepik, CC BY

L’addiction à l’alcool n’est pas qu’une question de société. C’est aussi une vieille histoire d’évolution, de fruits fermentés et de mutations génétiques.


Des fruits trop mûrs au sol, légèrement gonflés, un peu mous, odorants… et légèrement alcoolisés. Voilà ce que nos ancêtres de la lignée des hominoïdes, aujourd’hui représentée par les grands singes et l’humain, trouvaient souvent dans les forêts tropicales de l’Afrique. Et ce petit goût d’éthanol, ils l’adoraient.

Selon l’hypothèse du « Drunken Monkey » (singe ivre), formulée par Robert Dudley dès l’an 2000, la consommation d’éthanol chez les humains ne viendrait pas d’une dégénérescence culturelle moderne, mais bien d’une pression évolutive ancienne. Des millions d’années avant que l’homme n’invente l’agriculture et la fermentation, nos ancêtres frugivores auraient déjà été amateurs de fruits naturellement fermentés. Et le passage de la cime des arbres au sol avec le glanage de fruits tombés au sol aurait accéléré cette évolution.

Une mutation qui change tout

Une étude publiée en 2014 rapporte qu’il y a environ 10 millions d’années, une mutation dans l’enzyme ADH4 (alcool-déshydrogénase) a permis à nos ancêtres de métaboliser l’éthanol 40 fois plus efficacement. Cette adaptation est survenue précisément chez nos ancêtres de la lignée des hominoïdes (ancêtre commun des humains, chimpanzés et gorilles mais pas chez les orangs-outans).

Pourquoi ? Parce que ceux-ci vivaient dans les hauteurs des arbres, où les fruits ne fermentent pas autant qu’au sol. Les ancêtres des chimpanzés et gorilles, eux, descendaient volontiers glaner les fruits tombés, plus susceptibles d’avoir fermenté sous l’action naturelle des levures. Avoir accès à de nombreux fruits fermentés tout en étant capables de dégrader l’alcool devenait alors un avantage évolutif, cette mutation devenant ainsi un « gain de fonction » permettant de trouver plus facilement de la nourriture riche en calories.

De la même manière que la mutation de l’ADH permettait aux primates de s’adapter pour améliorer leur régime alimentaire, l’être humain s’est aussi adapté plus récemment avec des mutations de l’autre enzyme, l’ALDH, qui dégrade l’acétaldéhyde (produit de dégradation toxique induisant une réaction d’intolérance à l’alcool avec des rougeurs faciales (un « flush »), tachycardie, nausée) en acétate (non toxique). Cette réaction d’intolérance à l’alcool serait censée nous protéger de la consommation d’alcool, une molécule qui avec son métabolite tout aussi toxique peut causer des dégâts sévères pour notre santé.

L’éthanol comme carte au trésor olfactive

L’éthanol émis par les fruits fermentés ne se sent pas seulement de près. Il se diffuse à distance et servait probablement de signal olfactif aux primates pour localiser des ressources énergétiques riches en sucre.

L’éthanol est largement présent dans la nature, principalement par la fermentation des sucres des fruits par les levures. Une étude a rapporté les concentrations d’alcool de différents fruits pas encore tombés au sol mais dont certains étaient trop mûrs. La concentration varie selon les espèces et les environnements : des traces (0,02–0,9 %) ont été mesurées dans des fruits tempérés et subtropicaux comme le sorbier, le figuier sycomore ou le palmier dattier, tandis que dans les zones tropicales humides, particulièrement favorables à la fermentation, des teneurs beaucoup plus élevées (jusqu’à 10 % dans certains fruits de palmiers au Panama) ont été observées dans les fruits trop mûrs. Bien que la plupart des fruits présentent des niveaux faibles (<0,2 % en moyenne), leur consommation répétée peut représenter une source significative d’éthanol pour les animaux frugivores. Cette production naturelle d’alcool s’inscrit dans une relation complexe entre plantes, levures et animaux : les fruits offrent des sucres, les levures colonisent et fermentent, et les animaux attirés contribuent à disperser à la fois les graines et les spores de levures, suggérant une forme de « mutualisme écologique ».

De nombreuses anecdotes circulent sur des animaux « ivres » après avoir consommé des fruits fermentés… Éléphants et babouins en Afrique avec le marula, ou encore un élan en Suède coincé dans un arbre après avoir mangé des pommes fermentées. Toutefois, ces récits restent rarement validés scientifiquement : ni la teneur en éthanol des fruits, ni la présence d’alcool ou de ses métabolites chez les animaux n’ont été mesurées. On sait en revanche que certains mammifères, comme les singes verts introduits aux Caraïbes, n’hésitent pas à subtiliser et consommer les cocktails de fruits alcoolisés laissés sans surveillance par les touristes sur les plages de St Kitts.

Une étude rapporte que des chimpanzés de Bossou en Guinée utilisent des feuilles enroulées comme “éponges” pour boire de la sève de palme fermentée contenant jusqu’à 6 % d’éthanol.

Des chimpanzés filmés en train de partager des fruits alcoolisés en Guinée-Bissau/Africanews.

Et ce n’est pas de la picole en cachette : ils boivent en groupe, se passent les feuilles, presque comme un apéritif communautaire. De quoi revisiter nos idées sur l’alcool et le lien social. L’activité de glanage des fruits fermentés au sol et alcoolisée devient alors une motivation sociale, déjà ! Nous n’avons rien inventé.

De nos jours, l’alcool coule à flots, mais nos enzymes n’ont pas suivi

L’évolution nous a donné un foie capable de dégrader environ 7 g d’éthanol par heure. C’est peu face aux cocktails modernes. Autrefois, le volume d’éthanol ingéré était naturellement limité par ce que contenait… un estomac de singe rempli de fruits. Aujourd’hui, on peut boire des dizaines de grammes en quelques gorgées de boissons fortement alcoolisées. Un shot (un “baby”) de whisky ou de spiritueux à 40° et de seulement 3cl seulement contient 10g d’alcool !

Il n’est donc pas étonnant que nous devions faire face au problème de la consommation excessive d’alcool et de l’addiction à l’alcool qui ont de lourdes conséquences sur la santé et nos sociétés. On parle de « mismatch » et de « gueule de bois liée à l’évolution ». Les mutations de nos gènes codant ADH et ALDH n’ont pas encore permis à notre espèce de faire face aux conséquences néfastes de l’alcoolisation excessive.

Pour conclure, notre instinct de boire est ancien, mais les risques sont nouveaux.

Notre attrait pour l’alcool n’est pas une anomalie moderne. C’est un héritage évolutif, un bug de l’époque des forêts humides, où l’éthanol signifiait calories et survie. Mais dans un monde où les alcools sont concentrés, accessibles, omniprésents… ce qui était un avantage est devenu un facteur de risque pour notre santé et un enjeu de santé publique prioritaire.


Pour en savoir plus, le livre de Mickael Naassila « J’arrête de boire sans devenir chiant » aux éditions Solar.

The Conversation

Professeur des Universités, Directeur de l’unité INSERM UMR 1247 le Groupe de Recherche sur l’Alcool & les Pharmacodépendances (GRAP), Chercheur sur l’addiction à l’alcool depuis 1995. membre sénior à l’Institut Universitaire de France en 2025. Auteur de plus 140 articles scientifiques et des ouvrages “Alcool: plaisir ou souffrance” Le Muscadier et “J’arrête de boire sans devenir chiant”, SOLAR.
Président de la Société Française d’Alcoologie et d’Addictologie (SF2A), de la Société européenne de recherche biomédicale sur l’alcoolisme (ESBRA) et vice-président de la Société internationale de recherche biomédicale sur l’alcoolisme (ISBRA).

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