Source: The Conversation – in French – By Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le trumpisme n’est pas monolithique. En son sein, diverses mouvances s’affrontent. La plus extrémiste, celle du nationalisme blanc, aspire à faire inscrire sa vision ouvertement raciste dans la jurisprudence par la Cour suprême.
Porté par l’essor du trumpisme, le nationalisme blanc (qui englobe le suprémacisme et le séparatisme) cherche à capitaliser sur la radicalisation du Parti républicain (Grand Old Party, GOP) pour éroder les fondements de la tradition démocratique aux États-Unis.
L’objectif est, à travers la mise en œuvre d’une stratégie d’influence, de guider pas à pas une droite devenue illibérale vers un ordre autoritaire explicitement racial. Pour y parvenir, les leaders revendiqués de la mouvance, tels que les auteurs et éditeurs Jared Taylor et Greg Johnson, cherchent à pénétrer plus avant l’administration Trump. À travers leur présence en ligne, ils commentent l’actualité et les actes officiels, et déterminent les attentes d’une audience, comprise entre 100 000 et 500 000 internautes, qui s’affirme de plus en plus au sein du GOP. La ligne de mire est qu’à l’horizon 2026-2028 un républicain de premier plan puisse affirmer sans états d’âme que les races sont une « réalité biologique » qui nécessite le rejet de la démocratie pour sauver « la civilisation blanche » – et qu’il soit porté non pas malgré, mais grâce à ces idées.
Cet effort de long terme s’appuie notamment sur la Cour suprême qui, pour les tenants de l’extrémisme blanc, constitue à la fois un outil de calibration, permettant d’évaluer jusqu’où il est possible de pousser les revendications sans provoquer de rejet massif, et un verrou institutionnel destiné à pérenniser d’éventuels acquis politiques.
Les nominations effectuées par Donald Trump entre 2017 et 2020 ont fait basculer la Cour dans une majorité de conservateurs radicaux. Pourtant, les auteurs de premier plan du camp nationaliste blanc estiment que les décisions prises par la Cour depuis 2020 sont « largement inefficaces et sans avenir » : elles ne leur auraient pas fourni le levier tactique escompté et révéleraient que la trajectoire idéologique de la droite reste inaboutie.
Or dans le même temps, d’autres composantes de la droite trumpiste, à commencer par le nationalisme chrétien, se félicitent de l’action de la Cour. Les neuf juges de la juridiction suprême se retrouvent sous l’effet des influences croisées et souvent opposées de ces deux groupes, qui sont loin d’être d’accord sur tout…
L’ambiguïté tactique du conservatisme chrétien
Durant son premier mandat, en nommant successivement Neil Gorsuch (2017), Brett Kavanaugh (2018) puis Amy Coney Barrett (2020), Donald Trump concrétise l’un des engagements phares de sa campagne présidentielle de 2016 : ancrer une majorité conservatrice durable au sein de la Cour suprême.
À lire aussi :
États-Unis : l’impact de l’originalisme des juges conservateurs à la Cour suprême
Ce basculement (six juges conservateurs contre trois progressistes) est immédiatement salué par les organisations évangéliques et catholiques comme l’aboutissement d’un combat entamé dans les années 1980. Le renversement de la jurisprudence, ancrée depuis 1973 dans l’arrêt Roe v. Wade, par la décision Dobbs v. Jackson, du 24 juin 2022, consacre la victoire d’une droite chrétienne qui prétend que remettre aux législatures d’État la responsabilité de décider du caractère légal ou non de l’avortement marque l’avènement d’une « culture de la vie ».
À lire aussi :
Fin du droit à l’avortement aux États-Unis : moins de démocratie, plus de religion
En revanche, dans la sphère nationaliste blanche, la décision Dobbs v. Jackson suscite des réactions teintées de réserve, voire de défiance. Pour des figures influentes comme Greg Johnson et Gregory Hood l’avortement constituerait un instrument eugéniste dont l’accès ne devrait pas être entravé. Les données statistiques confortent leur argumentation : en 2022, le taux d’avortement chez les femmes afro-américaines était 4,3 fois supérieur à celui des femmes blanches. Dès lors, pour les adeptes de la théorie du « grand remplacement », la légalité de l’avortement apparaît comme un moyen de régulation démographique des minorités raciales.
Si le christianisme politique et l’ethnonationalisme partagent une généalogie commune, documentée notamment par l’historien Leonard Zeskind, leur proximité s’est longtemps cantonnée aux marges paléoconservatrices de la droite américaine, notamment autour de la revue Chronicles et de l’héritage de Pat Buchanan.
Aujourd’hui, les groupes nationalistes blancs tendent à se distancier d’une religion chrétienne perçue comme sémitique et imprégnée d’un universalisme jugé incompatible avec le racialisme. Certains segments suprémacistes réinvestissent un paganisme identitaire pour élaborer des mythes européens de filiation et de pureté, voire explorent des références à l’ésotérisme nazi.
À rebours, le conservatisme chrétien, lui, poursuit une entreprise de moralisation des enjeux sociétaux, tout en cherchant à élargir sa base électorale, y compris auprès de certaines minorités, sous la bannière de la coalition MAGA.
À lire aussi :
Pourquoi les Hispaniques évangéliques ont-ils voté Trump ?
Au-delà de ces divergences idéologiques, une convergence tactique émerge dans un contexte de polarisation structurelle. Ce qui fédère ces courants ne relève pas d’une vision du monde partagée, mais d’une opposition commune aux libertés individuelles et au progressisme sociétal, caricaturé sous le terme péjoratif de « wokisme ».
Dans cette « guerre culturelle » portée par la droite radicale, le conservatisme juridique de la Cour suprême constitue une ressource permettant de légitimer une conception de la société fondée sur des identités fixes, hiérarchisées et essentialisées. La décision Dobbs v. Jackson ne représente donc pas une décision isolée, mais bien une étape métapolitique, un précédent mobilisable perçu par les nationalistes blancs comme un modèle d’activisme institutionnel reproductible.
L’opposition au nationalisme « color-blind »
À mesure que s’effritent les garde-fous libéraux aux États-Unis, les courants de la droite pro-Trump apparaissent de plus en plus fragmentés sur la question du sens même de leur projet national. Cette fracture s’est cristallisée à la suite de l’arrêt Students for Fair Admissions v. Harvard, du 29 juin 2023, par lequel la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelles les politiques d’admission dans les universités explicitement fondées sur la race.
L’arrêt consacre une lecture dite « color blind » de l’égalité, souvent associée à la maxime formulée par John Roberts en 2007 : « Éliminer la discrimination raciale signifie l’éliminer dans son intégralité. » Or, ainsi que l’a montré le sociologue Eduardo Bonilla-Silva, les approches qui prétendent ignorer les origines ethniques ne font souvent que perpétuer des inégalités structurelles héritées.
Les nationalistes blancs retournent cet argument et, dans un commentaire immédiat de l’arrêt, le site Counter-Currents affirme que « le nationalisme civique n’a pas d’avenir » et qu’« aucune somme d’argent versée à la Federalist Society n’y changera rien ». Autrement dit, la Federalist Society, créée en 1982 pour contrer la « domination libérale », devenue aujourd’hui un puissant réseau de juristes conservateurs (incluant les six membres « conservateurs » de la Cour suprême) serait dans l’erreur : la seule adhésion à des principes constitutionnels abstraits ne permettrait pas de fédérer une nation que les nationalistes blancs perçoivent comme un agrégat instable de tribus rivales. De fait, les racialistes anticipent qu’un marché scolaire prétendument neutre renforcerait surtout l’avance des candidats d’origine asiatique, plus performants sur les Scholastic Assessment Tests (SAT) que leurs « concurrents ».
Cette opposition interne s’intensifie encore davantage lorsqu’on passe du débat universitaire aux enjeux économiques. Fin 2024, Elon Musk plaide pour un système méritocratique permettant de relancer l’innovation américaine. Il défend nommément l’augmentation significative des quotas de visas H-1B, permettant l’arrivée massive de talents indiens et chinois dans le secteur technologique.
Face au technocrate, l’aile nativiste America First, de Steve Bannon à Nick Fuentes, dénonce un levier de substitution de main-d’œuvre et un risque de déplacement démographique.
Sur les réseaux sociaux, la polémique prend une dimension plus théorique. Elle expose deux visions concurrentes au sein même de la droite dure américaine : d’un côté, un paradigme économique axé sur la compétitivité entrepreneuriale et la performance technologique ; de l’autre, un paradigme identitaire fondé sur une définition essentialiste des États-Unis.
L’objectif des nationalistes blancs est clair : il s’agit d’imposer, dans la définition même de l’intérêt national, la question du « qui » avant celle du « quoi ». Pour ce faire, ses acteurs cherchent à discréditer les branches civiques et économiques de la droite, accusées d’être implicitement « anti-blanches », afin de se présenter comme les uniques gardiens de la nation.
Pour que la rhétorique devienne une réalité politique, depuis le printemps 2025, les références à l’affaire Trump v. CASA se multiplient. En effet, l’arrêt rendu par la Cour suprême dans cette affaire, le 27 juin 2025, semble accréditer l’idée d’une remise en cause du droit du sol (jus soli), prélude à une citoyenneté définie par le droit du sang (jus sanguinis).
Le peuple dans le texte
La lutte contre l’immigration demeure la pierre angulaire du mouvement MAGA. Avec sa promesse de réduire drastiquement les arrivées et de réaliser des expulsions massives, Donald Trump répond à des inquiétudes économiques et sécuritaires. Sous ces arguments transparaît une crainte profonde de dépossession, qui se décline en deux registres indissociables : un registre raciste qui désigne comme menaçantes des populations perçues comme étrangères ; et un registre populiste, qui accuse une élite cosmopolite d’orchestrer le « grand remplacement » du « vrai peuple ».
C’est précisément cette notion de « vrai peuple » que le nationalisme blanc s’efforce de redéfinir, cherchant à faire glisser l’identité MAGA, d’abord « américaine », vers une identité avant tout (ou exclusivement) « blanche ».
Plutôt que d’attaquer frontalement, ses idéologues investissent un symbole fondateur : la Constitution et son célèbre « We the People ». En s’appuyant sur des références historiques comme le Naturalization Act de 1790, ils soutiennent que les Pères fondateurs avaient réservé la citoyenneté aux seuls hommes blancs libres, et rejettent les amendements constitutionnels qui ont suivi la guerre de Sécession et accordent aux anciens esclaves le même droit à une procédure juste qu’aux Blancs. Que la naissance des États-Unis ait reposé sur des hiérarchies raciales est un constat partagé par de nombreux historiens ; mais les nationalistes blancs, eux, s’appuient sur ce constat pour indiquer que la Cour suprême doit prendre ses décisions à cette aune et ne pas tenir compte des évolutions civiques ultérieures.
Ce discours, porté notamment par des groupes comme American Renaissance et son think tank, la New Century Foundation, ne relève pas seulement de la provocation argumentaire, mais bien de l’hypothèse tactique d’une implantation durable dans les institutions judiciaires. En occupant les prétoires plutôt qu’en manifestant dans la rue, l’orientation de long terme consiste à former un réseau influent de juges, avocats et procureurs acquis à une vision raciale de la société. Ce militantisme judiciaire vise, paradoxalement, à affaiblir la branche judiciaire au profit d’un exécutif tout-puissant.
En définitive, le nationalisme blanc ne se contente pas d’un rôle de commentateur. L’enjeu consiste à influencer les décisions de la Cour suprême afin de devenir le centre de gravité de la droite pro-Trump et de remodeler le visage des États-Unis, sans compromis.
![]()
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
– ref. États-Unis : comment le nationalisme blanc cherche à imposer ses idées à travers la Cour suprême – https://theconversation.com/etats-unis-comment-le-nationalisme-blanc-cherche-a-imposer-ses-idees-a-travers-la-cour-supreme-264167
