Le travail du sexe dans le Sénégal colonial était contrôlé par la France : un livre en retrace l’histoire raciste

Source: The Conversation – in French – By Caroline Séquin, Associate Professor of Modern European History, Lafayette College

Desiring Whiteness est un livre primé de l’historienne Caroline Séquin. Il explore les histoires entremêlées du commerce du sexe et de la politique raciale en France et dans l’empire colonial français, en particulier au Sénégal. Nous lui avons posé cinq questions sur son étude.


Comment le travail du sexe était-il réglementé en France ?

Un nouveau système de contrôle du commerce du sexe a été mis en place sous le Consulat de Napoléon au début des années 1800. Il a d’abord été mis en œuvre à Paris, puis dans toute la France. Connu sous le nom de réglementarisme, il tolérait le commerce du sexe plutôt que de l’interdire. Mais à certaines conditions.

Il accordait des licences aux maisons closes, à condition que les femmes qui vendaient des services sexuels (on supposait que les hommes ne le faisaient pas) soient enregistrées auprès de la police des mœurs. Elles devaient se soumettre à un examen gynécologique régulier afin de détecter toute infection sexuellement transmissible (IST) qu’elles pourraient transmettre par inadvertance à leurs clients.

À l’époque, la syphilis constituait une grave menace pour la santé publique. Les médecins ne savaient pas comment la traiter. Les femmes atteintes d’une IST ou qui enfreignaient les dispositions du réglementarisme étaient internées dans des hôpitaux ou des prisons sans procès en bonne et due forme.

Les historiens ont montré à quel point le réglementarisme était un système arbitraire et imparfait. Il visait principalement les femmes de la classe ouvrière pour le plaisir des hommes hétérosexuels.

Quelle forme a-t-il pris dans les colonies comme le Sénégal ?

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les autorités coloniales françaises ont adopté le même régime régime réglmentariste qu’en France.

L’empire français comprenait alors la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française, la Réunion et certaines régions côtières de l’Algérie. À cela s’ajoutaient des comptoirs commerciaux français au Sénégal et en Inde, ainsi que plusieurs protectorats dans le Pacifique.

Au Sénégal, le réglementarisme a donc été adopté à Saint-Louis et sur l’île de Gorée. Les Français y avaient construit des comptoirs commerciaux qu’ils ont transformés en territoires coloniaux à peu près à la même époque.

Le réglementarisme était un moyen de contrôler le corps des femmes anciennement esclaves. Les autorités coloniales les considéraient comme une menace pour la santé publique des hommes français présents dans la région. Elles craignaient qu’après l’abolition, les femmes se tournent vers le commerce du sexe pour survivre. Cela contribuerait à la propagation des IST. Elles ont étendu ces politiques à tout le Sénégal colonial à la fin du XIXe siècle.

Comment les travailleuses du sexe sénégalaises ont-elles réagi ?

Pas comme l’auraient souhaité les autorités coloniales. Beaucoup de femmes africaines accusées de se livrer au commerce du sexe ont échappé aux contrôles de santé obligatoires ou à l’enregistrement par la police. Elles ont par exemple déménagé dans d’autres régions pour éviter d’être repérées.

Et bien que le nouveau décret colonial autorisât la création de maisons closes, il semble qu’il n’y en ait eu aucune dans la colonie avant le début des années 1900. Les autorités déploraient régulièrement le fait que les femmes africaines qui se prostituaient le faisaient « clandestinement ». C’est-à-dire en dehors des maisons closes agréées et du contrôle colonial.

Il ne faut pas ignorer le fait que certaines de ces femmes ont probablement été accusées à tort d’être des travailleuses du sexe. Le genre et les préjugés raciaux ont influencé la façon dont les autorités médicales et coloniales percevaient les femmes noires.

Je n’ai trouvé aucune preuve de l’existence de maisons closes employant des femmes africaines à Dakar ou dans le reste du Sénégal colonial. Toutes les maisons closes agréées employaient des femmes européennes et leurs services étaient réservés exclusivement aux hommes européens.

La réputation sexuelle des femmes blanches importait beaucoup aux autorités coloniales, car elle était censée refléter la supériorité morale française. Néanmoins, elles toléraient leur activité sexuelle, car les tenanciers de maisons closes refusaient l’accès à leurs établissements aux clients africains masculins. Cela contribuait à empêcher les relations sexuelles interraciales.

Les relations sexuelles avec une travailleuse du sexe blanche étaient préférables aux relations sexuelles ou conjugales avec des femmes africaines. Étant donné l’idée largement répandue à l’époque selon laquelle les hommes avaient des besoins sexuels naturels, les maisons closes étaient perçues comme un « mal nécessaire » pour maintenir l’ordre social, moral et racial.

La réglementation du commerce du sexe est donc devenue un outil essentiel pour le maintien de la domination coloniale. Celle-ci s’appuyait de plus en plus sur des hiérarchies raciales strictes et la préservation de la blanchité française.

Quelle est la situation actuelle ?

Le régime réglementarsite a été légalement aboli en France – et au Sénégal colonial – en 1946. Cependant, quelques années après la décolonisation et l’indépendance du Sénégal en 1960, une nouvelle loi a été adoptée par les autorités sénégalaises. Elle obligeait les travailleurs du sexe à s’enregistrer (auprès des autorités médicales plutôt que de la police) et à se soumettre à des contrôles réguliers pour dépister les IST. Celles qui ne se conformaient pas à cette loi risquaient d’être emprisonnées.




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Ce système est très similaire au système réglementariste mis en place pendant la période coloniale et qui est toujours en vigueur aujourd’hui.

Cette approche diffère de celle adoptée par d’autres pays africains anciennement sous domination coloniale française, qui associaient le réglementarisme à l’oppression coloniale. Après leur indépendance, ces pays ont pris des mesures pour l’éliminer. Certains chercheurs ont toutefois salué les lois de type réglementariste du Sénégal comme l’une des principales raisons pour lesquelles le pays affiche le taux de VIH le plus bas du continent.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?

La réglementation du commerce sexuel ne visait pas seulement à contrôler le corps et la sexualité des femmes. Elle visait également à contrôler les relations raciales.

À partir de la fin du XIXᵉ siècle, alors que les discours coloniaux devenaient de plus en plus hostiles aux relations intimes entre Blancs et Noirs, les autorités françaises ont utilisé la prostitution pour limiter l’émergence de liens durables entre groupes raciaux. Ces relations menaçaient, selon elles, de brouiller le mythe de la « blancheur française » en donnant naissance à des enfants métis.

Les règles sur qui pouvait vendre ou acheter des services sexuels variaient entre la France et le Sénégal colonial. Mais au fond, la même logique raciale structurait les maisons closes, qu’elles soient métropolitaines ou coloniales.




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Mon livre contribue donc à un corpus de recherches en constante expansion qui a démystifié le mythe de l’aveuglement de la France à la couleur de peau, en révélant comment la réglementation du commerce du sexe n’était qu’un des nombreux moyens utilisés pour produire et maintenir les différences et les hiérarchies raciales au cours du siècle qui a suivi l’abolition de l’esclavage.

En ce sens, la France n’était pas une exception, mais plutôt similaire à d’autres nations impériales comme les États-Unis, où le contrôle de la sexualité et du mariage conjugalité est devenu crucial pour le projet racial de suprématie blanche au lendemain de l’abolition de l’esclavage.

The Conversation

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