Actionnaires et climat : un capitalisme de transition est-il possible ?

Source: The Conversation – in French – By Yves Rannou, Enseignant-chercheur en Finance, Clermont School of Business

Les actionnaires sont-ils des alliés des militants de la lutte contre le changement climatique ? Dans une vision classique, la recherche du profit et les comportements vertueux semblent opposés et la question posée relevait de la rhétorique. Pourtant, la réalité est bien plus complexe, plus subtile.


Après plusieurs mois de backlash anti-critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui a conduit de nombreux gérants d’actifs états-uniens à quitter les alliances sur la neutralité carbone, 26 fonds de pension britanniques, australiens, européens et états-uniens, représentant 1 500 milliards de dollars d’actifs sous gestion, ont publié une déclaration commune, il y a six mois, enjoignant les gestionnaires d’actifs à améliorer leur prise en compte du climat dans leur politique de vote.

Quelques semaines après, le fonds de pension britannique The People’s Pension nommait le gestionnaire d’actifs européen Amundi et l’Américain Invesco pour superviser 85 % de son portefeuille de 40 milliards de dollars. Jusque-là, ces sommes étaient gérées par State Street, troisième plus grand gestionnaire d’actifs des États-Unis, qui s’est depuis retiré de tout activisme climatique.

Une nouvelle approche de l’activisme actionnarial

Traditionnellement, l’activisme actionnarial était vu comme une action individuelle étudiée au niveau d’une relation entre un actionnaire engagé, qui cherche à accroître sa rentabilité financière de l’exercice de sa voix, et une entreprise cible dans laquelle il a investi. Toutefois, cette vision dyadique ne permet plus de rendre compte de l’activisme actionnarial lié aux enjeux ESG. Parmi ces enjeux ESG, les risques climatiques sont au centre de préoccupations des investisseurs.




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Parce que ces risques sont complexes du fait de leur nature systémique avec des liens étroits avec d’autres enjeux ESG, tels que la biodiversité et la juste transition climatique, ils nécessitent des moyens humains et des compétences techniques importantes. Par conséquent, l’actionnaire engagé n’agit plus seul, mais de manière collective au sein de coalitions impliquant tous les investisseurs du secteur de la gestion d’actifs.

Dans une étude publiée dans la revue British Journal of Management, nous ouvrons la boîte noire de ces coalitions en adoptant une vision systémique en vue de mieux comprendre comment elles se structurent et comment elles évoluent dans le temps. Nous soulignons le rôle essentiel des plateformes et d’alliances sur la neutralité carbone – que sont Climate Action 100+, les Principes pour l’investissement responsable, le réseau Eurosif et sa branche française : le Forum pour l’investissement responsable. – dans la structuration de ces coalitions et de leurs demandes.

Un cadre narratif commun

Ces initiatives contribuent à élaborer un cadre narratif commun à l’action collective à mener. Elles apportent notamment un éclairage sur la trajectoire carbone des entreprises et sur la faisabilité des plans de transition climatique échafaudés par les entreprises lorsqu’ils existent. À cette fin, elles se basent sur des modélisations de trajectoire bas carbone par secteur établies au niveau mondial (par ex. : Science Based Target Initiative (SBTI)) ou des méthodes d’évaluation des plans de transition climatiques élaborés au niveau national (par ex. : Accelerate Climate Transition (ACT), développé par l’Agence de la transition écologique [Ademe], en France).

En plus de ces plateformes, les coalitions font appel à l’expertise de cabinets de conseils spécialisés (par ex. : Ceres, I Care and Consult, Carbon4Finance), de juristes spécialisés, d’agences en conseil de vote (par ex. : ISS, Glass Lewis), mais aussi d’ONG spécialisées et militantes (par ex. : Reclaim Finance, Share Action, Follow This).

Trois cadres

Notre travail qualitatif a permis d’identifier trois cadres qui structurent l’activisme climatique des actionnaires.

  • La recherche de transparence : certains actionnaires exigent des données précises sur les émissions de gaz à effet de serre, notamment celles liées à la chaîne de valeur (les fameuses émissions « Scope 3 »). C’est un point de départ important, mais désormais pleinement intégré dans la régulation européenne (via la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD), ce qui en atténue la pertinence et l’intérêt.

  • La matérialité financière : ce cadre repose sur l’idée que le climat représente un risque financier. L’entreprise est invitée à se transformer pour préserver sa valeur économique à long terme. C’est une approche qui séduit une majorité d’investisseurs institutionnels, car elle parle leur langage.

  • La double matérialité : ici, l’entreprise est aussi responsable de son impact sur l’environnement et la société. Ce cadre, plus exigeant, mobilise une nouvelle génération d’investisseurs centrés sur l’impact réel de leurs placements, au-delà du seul rendement.

Logiques multiples

Contrairement à une idée reçue, les investisseurs ne s’enferment pas dans une logique unique. Au contraire, leurs stratégies de dialogue avec la direction ou le conseil d’administration des entreprises ciblées, avant ou durant la tenue des assemblées générales des actionnaires, sont évolutives et interconnectées. Ils modulent leurs approches selon les contextes et les résistances rencontrées. Par exemple :

  • si les démarches centrées sur la matérialité financière ne donnent pas de résultats, certains peuvent revendre leurs actions (« stratégie d’exit ») ;

  • à l’inverse, face à des enjeux sociétaux profonds, d’autres préfèrent maintenir la pression via un dialogue soutenu et des résolutions répétées (« stratégie du voice »).

France 24, 2025.

Ces stratégies ne sont pas indépendantes : elles interagissent, s’adaptent, évoluent.

Nous avons ainsi observé des effets d’entraînement : un groupe d’investisseurs mobilisé sur le climat peut, au fil des échanges, élargir son champ d’action à des enjeux qui y sont liés, comme la biodiversité. Ce basculement stratégique a plusieurs implications concrètes.

De nouvelles approches

Du côté des investisseurs, l’enjeu n’est plus seulement de dénoncer ou de sanctionner, mais de coconstruire des plans de transition crédibles avec les entreprises en intégrant des indicateurs d’impact en ligne avec les exigences de double matérialité de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD).

Pour les entreprises, il ne suffit plus de publier des rapports de durabilité. Il faut démontrer, plan d’action climatique à l’appui, comment l’entreprise entend contribuer à la neutralité carbone, et avec quels résultats concrets.

Rendre contraignants les votes annuels sur les plans climatiques des entreprises – via un mécanisme institutionnalisé de type Say-on-Climate (SOC) – suscite des réserves du côté des instances de régulation française et européenne. Une telle mesure pourrait entrer en contradiction avec les exigences de la directive européenne CSRD. Elle risque aussi de produire l’effet inverse de celui recherché : freiner l’adoption de stratégies climatiques de long terme et affaiblir le dialogue entre entreprises et investisseurs.

Notre recherche montre que le capitalisme actionnarial peut devenir un levier de transformation systémique, à condition de favoriser des alliances, de développer des outils d’évaluation, et de façonner de nouveaux récits pour accélérer la transition. Dans un monde où chaque tonne de CO2 évitée compte, leur rôle est loin d’être négligeable.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Actionnaires et climat : un capitalisme de transition est-il possible ? – https://theconversation.com/actionnaires-et-climat-un-capitalisme-de-transition-est-il-possible-260968