« Où avez-vous appris l’anglais ? » : la question de Trump au président du Liberia qui illustre les stéréotypes occidentaux sur les Afriques

Source: The Conversation – in French – By Sonia Le Gouriellec, Maîtresse de conférence en science politique à l’Université catholique de Lille, Institut catholique de Lille (ICL)

Donald Trump et le président du Liberia Joseph Boakai, dans le Bureau ovale, le 9 juillet 2025 (Washington, DC). Site de l’ambassade des États-Unis au Liberia

« Où avez-vous appris à parler un si bon anglais ? » La question de Donald Trump au président libérien Joseph Boakai, posée pendant une rencontre à Washington, en juillet 2025, a provoqué une onde de choc au Liberia – pays dont l’anglais est la langue officielle –, et dans le monde. Derrière cette remarque jugée condescendante, c’est tout un système de représentations biaisées relatives au continent africain qui refait surface.


Oublier que le Liberia est anglophone, et qu’il partage une histoire fondatrice avec les États-Unis, c’est révéler un aveuglement symptomatique d’un regard occidental figé sur l’Afrique. Un regard qui reste souvent prisonnier de stéréotypes anciens : l’Afrique comme continent sans histoire, replié sur lui-même, condamné à la pauvreté ou privé de rationalité politique.

« L’Afrique » : au-delà delà des représentations réifiantes, un continent à l’histoire millénaire

Cet épisode s’inscrit dans un imaginaire hérité de la colonisation. L’Afrique y est perçue comme un tout homogène, sans distinction entre ses 54 pays, ses centaines de langues, et son histoire riche et ancienne.

Or, le continent n’est pas « hors de l’histoire ». Des empires puissants comme ceux du Ghana ou du Mali ont rayonné bien avant l’arrivée des Européens. Durant la période précoloniale, le continent a connu de grandes civilisations, puissantes, organisées et connectées au reste du monde.

C’est le cas emblématique de l’Empire du Ghana (aussi appelé Wagadou), fondé dès le IIIe siècle de notre ère par le peuple soninké, et qui atteignit son apogée au XIe siècle. Bien qu’il n’ait aucun lien géographique avec le Ghana moderne, cet empire dominait une large partie de l’actuel Sahel (Sénégal, Mali, Mauritanie, Niger).

L’Empire tirait sa prospérité de ses richesses aurifères, de sa maîtrise du travail du fer, de son organisation politique structurée (avec ministres, gouverneurs, et armée hiérarchisée) et d’un système de succession matrilinéaire particulièrement avancé pour son époque. Il était aussi relié au reste du monde par les routes commerciales transsahariennes, qui permettaient des échanges avec le Maghreb, le monde arabe et même au-delà.

L’idée reçue selon laquelle les Africains seraient de simples récepteurs de la modernité continue pourtant de nourrir un regard paternaliste. Or, les sociétés africaines ont été actrices de l’histoire globale, connectées par le commerce, la religion et la diplomatie à l’Europe, au Moyen-Orient ou à l’Asie, bien avant la colonisation.

Après le déclin du Ghana au XIIe siècle, l’Empire du Mali prend le relais et marque profondément les mémoires. Il atteint son apogée sous le règne du légendaire Mansa Moussa (1312–1332 ou 1337). Ce souverain, souvent considéré comme l’un des hommes les plus riches de l’histoire mondiale, doit sa fortune à la production d’or du Mali, à une époque où la majeure partie de l’or circulant dans le monde méditerranéen venait d’Afrique de l’Ouest.

Le commentaire de Trump ne serait qu’un « faux-pas » si le contexte n’était pas aussi lourd de symboles. Il rappelle combien les voix africaines sont encore perçues à travers un prisme d’exotisme ou de surprise, comme si l’intelligence, la maîtrise linguistique ou la culture ne pouvaient s’exprimer depuis le continent africain, qu’à titre exceptionnel.

On a souvent présenté les sociétés africaines comme sans écriture, sans passé, sans rationalité politique. La colonisation s’est construite sur cette base, en prétendant « civiliser » des peuples jugés naturellement inférieurs. Le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos qualifie cette pratique d’« épistémicide », au sens d’une élimination des formes de connaissances et des pratiques sociales indigènes, pratique déjà à l’œuvre dans les colonies.

Des pays producteurs et acteurs de leur politique

Le continent regorge de dynamiques citoyennes, d’expressions démocratiques et de formes d’organisation politique qui témoignent d’une réelle vitalité. Les Africains ne sont pas « apolitiques », comme certains discours le laissent entendre, mais ils participent activement à la vie publique, souvent en dehors des cadres formels ou des institutions étatiques affaiblies.

Les sociétés civiles jouent un rôle crucial dans cette rationalité politique : syndicats, mouvements étudiants, ONG locales, journalistes, artistes engagés, activistes numériques, autant de forces qui questionnent le pouvoir, dénoncent la corruption ou défendent les droits humains. Ce sont souvent ces acteurs qui portent les aspirations démocratiques face à des élites perçues comme déconnectées des réalités sociales.

On observe également l’importance des mouvements citoyens panafricains, comme ont pu l’être « Y’en a marre » au Sénégal ou « Balai citoyen » au Burkina Faso, qui incarnent une nouvelle génération politique, plus horizontale, inventive, et en rupture avec les pratiques clientélistes héritées des États postcoloniaux.

Dans un contexte où la jeunesse africaine est de plus en plus éduquée, connectée et exigeante, la légitimité politique se redéfinit en dehors des seules élections : elle s’ancre désormais dans la capacité des pouvoirs à répondre aux besoins réels des populations, à incarner une vision partagée et à dialoguer avec une société civile de plus en plus structurée et influente.

Ainsi, les modèles occidentaux de démocratie représentative ne s’exportent pas mécaniquement, et leur transposition sans adaptation a souvent produit des systèmes hybrides, où les élections cohabitent avec des pratiques autoritaires, clientélistes ou militarisées. Pourtant, cela ne signifie pas l’absence de vie politique ou de recherche de légitimité. Bien au contraire : les sociétés africaines inventent d’autres formes de participation, de contestation et de redevabilité, ancrées dans leurs contextes sociaux et historiques.




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Rompre avec l’idée d’une Afrique « naturellement en retard »

Enfin, les Afriques sont le théâtre de multiples innovations qui démentent l’idée reçue selon laquelle le continent serait condamné à n’être qu’un réceptacle de modernité importée.

Historiquement, des centres de savoir comme l’Université de Sankoré à Tombouctou, dès le Moyen Âge, rassemblaient des milliers d’ouvrages manuscrits en astronomie, mathématiques, droit, théologie. Cette institution accueillait des érudits venus de tout le monde islamique, rivalisant avec les grandes universités européennes de l’époque.

Dans l’Afrique contemporaine, cette dynamique créative et technologique se poursuit avec une intensité croissante. Le Kenya est devenu un symbole d’innovation grâce à M-Pesa, un service pionnier de transfert d’argent par mobile, lancé en 2007 par Safaricom et fondé sur une technologie développée localement. Il a permis à des millions de personnes non bancarisées d’accéder aux services financiers, transformant le quotidien économique de nombreux foyers.

Ce succès a été suivi par une vague de start-ups africaines, notamment au Nigeria, au Sénégal ou au Maroc, qui lèvent aujourd’hui des centaines de millions de dollars dans des domaines aussi variés que le numérique, l’agritech, la santé ou l’intelligence artificielle. Des pays comme l’Égypte, l’Afrique du Sud et le Kenya sont devenus de véritables pôles d’innovation, même si l’écosystème reste encore fragilisé par un manque d’infrastructures et d’accès au financement.

L’innovation est aussi culturelle. Le cinéma nigérian Nollywood, deuxième industrie cinématographique mondiale en volume, illustre la puissance d’une création populaire locales. Il en va de même pour l’essor de l’afrofuturisme : en mêlant science-fiction, héritage culturel africain et critique du colonialisme, il propose une réinvention des imaginaires africains, loin des stéréotypes misérabilistes. Le film Black Panther, avec son royaume fictif du Wakanda jamais colonisé et technologiquement avancé, a marqué une rupture dans les représentations populaires, en valorisant une Afrique puissante, moderne et autonome.

Ces exemples rappellent que la créativité n’est ni marginale ni récente, mais structurelle. Pourtant, elle continue d’être perçue à travers un filtre de surprise ou d’exception : comme si l’innovation sur le continent ne pouvait être que l’exception qui confirme la règle, et non la manifestation d’un dynamisme profond.

La « surprise » de Donald Trump, que nous avons narrée au début de cet article, devant un président africain anglophone, est l’écho de cette idée absurde selon laquelle « les Africains n’ont pas d’histoire », ou seraient « naturellement en retard ».

En réalité, comme nous le montrons dans Afriques : Idées reçues sur un continent composite, il s’agit moins d’un manque de connaissances que d’un refus d’écouter les récits africains dans leur pluralité. Il est urgent de déconstruire ces visions. Cela commence par un travail d’éducation, d’histoire et d’écoute. Car ce n’est pas l’Afrique qui est « en retard », mais bien certaines perceptions qui peinent à se mettre à jour. Le véritable enjeu n’est pas tant de corriger une bourde diplomatique que de reconsidérer en profondeur nos cadres de pensée.

The Conversation

Sonia Le Gouriellec ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Où avez-vous appris l’anglais ? » : la question de Trump au président du Liberia qui illustre les stéréotypes occidentaux sur les Afriques – https://theconversation.com/ou-avez-vous-appris-langlais-la-question-de-trump-au-president-du-liberia-qui-illustre-les-stereotypes-occidentaux-sur-les-afriques-261206