Source: The Conversation – in French – By Jeremy Martinez, Maître de conférences, droit public, Université Paris Dauphine – PSL
La loi Duplomb ou la proposition de loi sur l’autoroute A69 ont été adoptées en contournant l’Assemblée nationale à travers des tactiques gouvernementales, faussant la logique parlementaire. Du côté de l’opposition, l’obstruction systématique par le dépôt de milliers d’amendements est également problématique. La démocratie représentative semble aujourd’hui dysfonctionnelle. Comment remédier à cette situation ?
La loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur, dite « loi Duplomb », a suscité de nombreuses réactions sur les atteintes portées à l’environnement par le législateur. Mais elle soulève également un enjeu institutionnel non moins important, lié au fonctionnement de l’Assemblée nationale. En effet, cette loi, pourtant importante, a été adoptée par le Parlement sans que les députés aient eu l’occasion d’en discuter sur le fond dans l’hémicycle.
Le processus d’adoption de la loi Duplomb illustre un dysfonctionnement de la démocratie représentative. En raison de la composition fragmentée en trois blocs (notamment depuis la dissolution de 2024) de l’Assemblée nationale, les débats des députés sont contournés pour faciliter l’adoption des lois. Ce tour de force explique également le succès inédit de la pétition déposée pour réclamer l’abrogation de cette loi.
Reprenons les étapes qui ont conduit au contournement du débat parlementaire pour adopter la loi Duplomb.
L’opportunisme tactique du gouvernement
Confronté à une Assemblée nationale sans majorité absolue, le gouvernement fait preuve d’un opportunisme tactique pour mettre en œuvre son programme. D’abord, il utilise fréquemment la voie du pouvoir réglementaire pour adopter des actes sans les soumettre au Parlement. Ensuite, il met en œuvre l’ensemble des instruments du parlementarisme rationalisé que lui octroie la Constitution. L’application de l’article 49 alinéa 3 en est un exemple. Enfin, comme le montre l’exemple de la loi Duplomb, l’exécutif se rapproche du Sénat pour contourner l’instabilité de l’Assemblée nationale.
Il se tourne en effet plus fréquemment vers le Sénat pour déposer des projets de loi ou pour que ce dernier prenne l’initiative de propositions de loi « commandées ». Rappelons à cet égard que la loi Duplomb n’est pas la seule proposition de loi d’initiative sénatoriale. Il en est allé de même pour la proposition de loi sur l’autoroute A69.
Cet opportunisme du gouvernement contribue à fausser la logique parlementaire dès lors que l’Assemblée nationale est la seule, contrairement au Sénat, à pouvoir engager la responsabilité du gouvernement et qu’il se combine avec une instrumentalisation de la motion de rejet préalable (voir plus bas).
L’obstruction parlementaire par l’opposition
La loi Duplomb a aussi fait l’objet d’une importante obstruction parlementaire à l’Assemblée nationale avec le dépôt de 3 455 amendements. Si ce nombre est loin des 137 000 amendements déposés en 2006 contre la privatisation de Gaz de France, l’opposition a toutefois bel et bien suivi une stratégie analogue d’obstruction parlementaire : des amendements rédactionnels ont été déposés afin de renommer la proposition de loi en loi de « capitulation face au libre-échange généralisé », ou pour remplacer les termes « un mois » par « trente jours », ou encore pour reporter l’entrée en vigueur d’un article à 2110 (puis des amendements précisant que la date pouvait être fixée à 2109, à 2108 et ainsi de suite !).
Bien que non inédite, l’obstruction parlementaire a en outre pris une tournure assez originale cette année, dès lors qu’elle a concerné tous les groupes de l’Assemblée. S’il est plus fréquent que l’obstruction parlementaire vienne de l’opposition, elle a aussi été menée avec efficacité par les groupes parlementaires de la coalition gouvernementale à l’occasion de la proposition de loi pour l’abrogation de la réforme des retraites déposée lors de la niche parlementaire de l’un des groupes de l’opposition, en novembre 2024.
La motion de rejet préalable déposée par le rapporteur du texte
Les débats à l’Assemblée nationale sur la loi Duplomb n’ont pas été seulement entravés par l’obstruction parlementaire, ils ont été empêchés par l’adoption d’une motion de rejet préalable. Cette procédure, prévue par le règlement de l’Assemblée nationale (article 91, § 5), qui avait déjà été utilisée lors des discussions sur la loi « immigration », permet d’adopter une motion rejetant un texte avant même sa discussion sur le fond.
La particularité de la loi Duplomb réside dans le fait que la motion de rejet préalable n’a pas été présentée par l’opposition, mais par le rapporteur du texte lui-même. Elle s’est ainsi présentée comme une réponse à l’obstruction parlementaire, afin que le texte soit directement transmis à la commission mixte paritaire (CMP). La loi ayant été adoptée préalablement par le Sénat, mais rejetée par l’Assemblée, le gouvernement pouvait ainsi convoquer une commission mixte paritaire qui lui serait favorable (grâce à sa composition), afin de forcer l’adoption du texte par l’Assemblée nationale dès lors que la discussion en hémicycle sur le texte issu de la commission mixte paritaire est limitée par la Constitution (article 45 § 3).
Cet usage de la motion de rejet préalable pourrait être considéré comme un détournement de procédure en fonction de l’interprétation retenue des conditions fixées par l’article 91 § 5 du Règlement de l’Assemblée. A fortiori, quand cet usage se répète lors de l’adoption de la proposition de loi sur l’autoroute A69. Ce dernier exemple est toutefois encore plus symptomatique : il s’agissait d’une motion de rejet préalable déposée par le groupe La France insoumise (LFI) et votée par… le socle gouvernemental !
En fin de compte, le débat à l’Assemblée nationale est contourné stratégiquement par le gouvernement, empêché par ses groupes parlementaires et supplanté par le Sénat. Alors que faire ?
Une difficulté : le contrôle restreint du Conseil constitutionnel
Puisque le législateur doit respecter la Constitution, il est possible de se référer à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Cette dernière impose au législateur de respecter le droit d’amendement (article 44 de la Constitution) et l’exigence de clarté et de sincérité du débat parlementaire (déduite des articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel peut-il garantir la bonne tenue des débats à l’Assemblée nationale en censurant une loi entachée d’un détournement de procédure ?
Le Conseil constitutionnel a rappelé dans sa décision sur la loi Duplomb que la Constitution s’oppose à un usage manifestement excessif du droit d’amendement. Ce contrôle s’appuie sur la nécessité affirmée, depuis longtemps maintenant, de préserver « le bon déroulement du débat démocratique et, partant, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels ». Il pourrait alors légitimement être avancé que l’usage détourné du droit d’amendement ou de la motion de rejet préalable entrave le bon déroulement du débat démocratique.
Toutefois, conformément à une décision de 1995 analogue, le juge n’a pas censuré cette loi pour vice de procédure. Il a considéré qu’au « regard des conditions générales du débat », cet usage ne s’opposait ni au droit d’amendement ni à l’exigence de clarté et de sincérité du débat parlementaire.
Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur les conditions d’adoption de la loi aboutit rarement à une censure de la loi, et ce, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, la prise en compte « des conditions générales du débat » dissuade le Conseil constitutionnel de s’opposer à un usage détourné d’une procédure parlementaire (comme la motion de rejet préalable dans la loi Duplomb), dès lors qu’elle répond à une stratégie d’obstruction. On retrouve cette position de retrait du Conseil constitutionnel sur des lois adoptées dans un climat politique tendu à l’Assemblée nationale dans la décision rendue sur la réforme des retraites de 2023 faisant référence « aux conditions générales du débat marqué par le dépôt d’un nombre exceptionnellement élevé d’amendements ».
Ensuite, si l’obstruction parlementaire apparaît choquante lorsqu’elle est mise en œuvre, il n’en demeure pas moins qu’elle est difficile à sanctionner juridiquement. Aucun texte juridique ne définit ce qu’est une obstruction parlementaire : à partir de quel moment peut-on qualifier une obstruction parlementaire ? Lorsque les parlementaires proposent, par de multiples amendements, de modifier le titre d’une proposition de loi afin d’empêcher la discussion sur le fond, faut-il pour autant interdire de manière générale aux parlementaires de modifier des intitulés ? En outre, l’obstruction parlementaire venant principalement de l’opposition, cet argument est rarement invoqué devant le juge constitutionnel lors de recours formés par l’opposition elle-même…
Enfin, lorsque la loi est entachée de ces vices de procédure, cela implique logiquement une censure totale. Or, la légitimité du Conseil constitutionnel est généralement contestée lors de censures de lois particulièrement médiatiques, comme le montre, d’ailleurs, la décision du Conseil constitutionnel sur la loi Duplomb à propos de la censure de la possible autorisation du recours à l’acétamipride. Pour des cas de détournement de procédure, qui ne sont pas formellement contraires à la lettre de la Constitution (même s’ils s’opposent au règlement de l’Assemblée nationale), le Conseil constitutionnel est réticent à susciter une critique du gouvernement des juges qui n’en demanderait pas tant.
Si toutes ces raisons sont compréhensibles, il n’en demeure pas moins que la timidité du Conseil constitutionnel suscite un sentiment d’inachevé. Le contrôle du Conseil apparaît en effet comme la seule solution envisageable, en l’absence d’une possible révision de la Constitution dans la configuration politique actuelle (cf. les conditions posées par l’article 89 de la Constitution), pour préserver le fonctionnement de la démocratie représentative.
Une mise en cause du fonctionnement de la démocratie représentative
Il résulte de ces éléments que la place de l’Assemblée nationale au sein des pouvoirs publics ne dépend pas nécessairement de sa composition. En situation de majorité absolue, l’Assemblée est décrite comme une chambre d’enregistrement dans un régime présidentialiste. À défaut de majorité absolue, l’examen de la loi se trouve désormais être entravé.
Cela permet de comprendre que la démocratie représentative ne repose pas uniquement sur une révision constitutionnelle dont l’objet était la revalorisation du Parlement (telle que la révision de 2008) ni sur un équilibre politique idéal, issu des élections législatives, qui permettrait d’éviter la chambre d’enregistrement comme la cacophonie.
Plus qu’une révision juridique formelle ou un concours de circonstances électoral, la démocratie représentative repose aussi, et peut-être avant tout, sur la responsabilité collective des personnes élues pour en préserver le bon fonctionnement. Tel est in fine le rappel de la loi Duplomb : le droit constitutionnel est là pour limiter le pouvoir et orienter le comportement du personnel politique. Le cœur de la démocratie représentative, quant à lui, repose également sur une éthique de tout citoyen, et a fortiori sur une responsabilité des élus.
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Jeremy Martinez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Loi Duplomb, A69 : Comment le gouvernement Bayrou a contourné l’Assemblée nationale pour faire passer ses projets. La démocratie malmenée ? – https://theconversation.com/loi-duplomb-a69-comment-le-gouvernement-bayrou-a-contourne-lassemblee-nationale-pour-faire-passer-ses-projets-la-democratie-malmenee-263492
