Violences de genre, répression sexuelle : pourquoi « Une journée particulière », sorti en 1977, reste plus que jamais d’actualité

Source: The Conversation – in French – By Magalie FLORES-LONJOU, Maître de conférences HDR en droit public, La Rochelle Université

En 2023, le film « Il reste encore demain » (sorti en Italie sous le titre « C’è ancora domani ») a connu un énorme succès dans les salles italiennes avec plus de 5 millions d’entrées. Traitant de la violence domestique dans l’Italie d’après-guerre, il entre en résonance avec nombre de questions de nos sociétés contemporaines et une autre œuvre cinématographique italienne : « Une journée particulière » (« Una giornata particolare »), d’Ettore Scola (1977).


En effet, près d’un demi-siècle après sa sortie, Une journée particulière continue d’attirer des spectateurs au point d’avoir donné lieu à une nouvelle adaptation théâtrale, suivie d’une tournée, et d’un ouvrage.

Le film narre la rencontre entre Antonietta (Sophia Loren), mère de famille nombreuse et épouse d’un modeste fonctionnaire fasciste au ministère des colonies à Rome, et Gabriele (Marcello Mastroianni), intellectuel homosexuel reclus dans son appartement dans l’attente de sa relégation en Sardaigne. Cette entrevue dans un immeuble vidé de ses occupants – à l’exception de la concierge, incarnation de l’adhésion au régime fasciste – se déroule le 6 mai 1938, où le Duce accueille Hitler devant une foule en liesse.

Una giornata particolare (Une journée particulière) – Bande-annonce.

À l’origine, Scola souhaitait traiter de la condition des femmes et des homosexuels dans les années 1970, mais il lui est apparu plus pertinent d’ancrer son récit dans la période fasciste, afin de souligner les continuités entre le régime mussolinien et la République italienne.

Faut-il que tout change pour que rien ne change ?

Il est en effet frappant de constater que, depuis la proclamation officielle du royaume d’Italie en 1861, femmes et minorités sexuelles ont constamment souffert d’une déconsidération que les dirigeants se bornent à prolonger, voire à accentuer, malgré les changements juridiques opérés.

D’un côté, la conception inégalitaire des rapports entre les femmes et les hommes fut entérinée dès le premier Code civil de l’Italie réunifiée (1865), largement inspiré du Code Napoléon (1804), et renforcée par la propagande mussolinienne : les femmes n’y tiraient leur dignité que de leurs rôles d’épouse et de mère, illustrée par le personnage d’Antonietta, symbole d’une féminité asservie aux besoins du virilisme triomphant.

Après la chute du régime fasciste et la proclamation de la République après le référendum du 2 juin 1946, l’Assemblée constituante adopta la Constitution, le 22 décembre 1947, dont l’article 3 énonçait l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Pour autant, il fallut attendre la décennie 1970 pour que plusieurs législations (en matière de divorce, d’avortement, d’égalité juridique des conjoints et d’égalité des sexes dans le domaine du travail) soient adoptées.

Si des progrès législatifs ont été réalisés, notamment dès la fin des années 1990, la garantie de leurs droits reste inachevée. En matière d’interruption volontaire de grossesse, l’accès à la procédure reste difficile, du fait notamment d’un usage très répandu de l’objection de conscience parmi les médecins ; statistiquement, les femmes continuent d’être discriminées au travail ; et les violences physiques et psychologiques, quoique diminuant, n’en restent pas moins importantes.

D’un autre côté, le sort des minorités sexuelles n’a jamais été très enviable. Si le premier Code pénal de l’Italie unifiée (1890) ne sanctionnait pas les relations homosexuelles, des incriminations, indistinctes pour les rapports hétérosexuels et homosexuels (telles que l’outrage aux bonnes mœurs), étaient appliquées avec régularité et sévérité aux seconds, le tout combiné à une hostilité sociale persistante (stigmatisation, injures, violences physiques, condamnations morales ou religieuses). Durant la période mussolinienne, avec le Code pénal de 1930, l’absence de criminalisation de ces relations perdurait, mais leur répression n’en fut pas moins accentuée, au moyen notamment du confino di polizia, une mesure administrative soustraite au contrôle judiciaire, permettant aux autorités de déporter les « déviants » loin de leur lieu de résidence, à l’instar de Gabriele dans Une journée particulière.

Après la chute du fascisme, si l’homosexualité continuait à ne faire l’objet d’aucune incrimination spécifique et si la mesure de confino di polizia disparut dans les années 1950, pour cause d’inconstitutionnalité, les autorités officielles continuaient d’interpréter certaines infractions prévues dans le Code pénal dans un sens hostile à l’homosexualité.

Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’un mouvement législatif a commencé à se dessiner afin d’assurer une certaine égalité de traitement aux personnes LGBTQIA+, tandis qu’un cadre juridique destiné à sécuriser les relations des couples homosexuels a finalement été obtenu. En effet, si l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales ne peut, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, contraindre les États à étendre l’institution du mariage aux personnes de même sexe, encore doivent-ils accorder, au titre du droit au respect de la vie familiale, une certaine reconnaissance juridique et une certaine protection à ces relations. Faute d’avoir introduit une telle reconnaissance, la République italienne fut condamnée par un arrêt de la Cour du 21 juillet 2015. Contraint, le Parlement italien adopta, en 2016, une loi relative aux unions civiles entre personnes de même sexe, accordant à ces couples les mêmes droits et devoirs que le mariage, à l’exception de l’adoption conjointe et de l’obligation de fidélité.

Les changements législatifs d’une époque à l’autre : progrès ou trompe-l’œil ?

Tout au long de l’histoire italienne, la situation des femmes et des homosexuels n’a été affectée que de façon relative par les changements politiques en apparence radicaux (monarchie constitutionnelle, régime fasciste, république). Ce relativisme est particulièrement mis en lumière par une analyse diachronique d’Une journée particulière.

D’une part, s’agissant des femmes et des minorités sexuelles, même si des réformes législatives se sont succédé en vue d’améliorer leur condition, durant les cinquante dernières années, des continuités sont à l’œuvre. D’autre part, la réalité sociale reste assez imperméable aux garanties juridiques offertes. Le droit ne saurait, à lui seul, opérer les changements nécessaires à une égalité réelle entre femmes et hommes dans le champ social et à une reconnaissance pleine et entière des minorités sexuelles.

En somme, le sort des groupes dominés dépend moins des alternances politiques et des réformes juridiques que d’un changement métapolitique, par définition beaucoup plus profond, des mentalités et des représentations du monde. En Italie, et sans doute ailleurs, ce changement-là n’est manifestement pas encore advenu.

En effet, si, durant la campagne des élections législatives de 2022 en Italie, un slogan du parti Fratelli d’Italia « Dieu, famille et patrie » avait dominé, la coalition gouvernementale a depuis respecté ce programme, s’agissant aussi bien des femmes que des minorités sexuelles. Ainsi, même si la loi de 1978 légalisant l’avortement n’a pas été modifiée, l’accès aux centres de consultation d’associations anti-interruption volontaire de grossesse a été autorisé. Quant aux violences envers les femmes, elles ont fini par susciter une prise de conscience collective après le meurtre, en 2023, de Giulia Cecchetin. De même le gouvernement Meloni est résolument hostile aux familles homoparentales, lesquelles ont dès lors tendance à se tourner vers les tribunaux pour obtenir une certaine protection – ainsi qu’en témoigne un récent arrêt de la Cour constitutionnelle qui a conclu à l’inconstitutionnalité de la loi qui refusait tout lien de filiation à la mère d’intention.

En illustrant de la sorte les possibles résonances entre œuvre de fiction et question de société, Scola, dans Une journée particulière, ne nous entretient donc pas que du passé : il nous parle aussi du présent.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Violences de genre, répression sexuelle : pourquoi « Une journée particulière », sorti en 1977, reste plus que jamais d’actualité – https://theconversation.com/violences-de-genre-repression-sexuelle-pourquoi-une-journee-particuliere-sorti-en-1977-reste-plus-que-jamais-dactualite-262386