Source: The Conversation – in French – By Frédéric Dejean, Professeur en sciences des religions, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Le chanteur évangélique et pro-Trump Sean Feucht a fait irruption dans l’actualité québécoise cet été. Un concert annulé, une amende, et une polémique : l’affaire relance le débat sur la liberté religieuse.
Sean Feucht, chanteur évangélique américain et fervent soutien de Donald Trump, est aussi connu pour ses prises de position controversées contre la communauté LGBTQ+ et le droit à l’avortement, souvent exprimées sur ses réseaux sociaux. Jusqu’à récemment inconnu du grand public québécois, il a gagné en notoriété cet été après l’annulation de dernière minute de son concert prévu à Québec le 25 juillet, dans la foulée de la controverse.
La Ville de Montréal a emboîté le pas en interdisant à son tour la tenue d’un spectacle allant « à l’encontre des valeurs d’inclusion, de solidarité et de respect prônées à Montréal », a dit la porte-parole de l’administration de Valérie Plante.
Qu’à ce la ne tienne, une église évangélique de Montréal a quand même organisé un événement avec Feucht, déclenchant une manifestation réunissant partisans et opposants. Feucht a largement relayé ces controverses sur ses réseaux sociaux, dénonçant une atteinte à la liberté religieuse. L’église s’est quand à elle vue infliger une amende de 2500 $ par la Ville de Montréal, car elle ne détenait pas de permis pour organiser un tel événement.
Cochercheur au sein de la Chaire de recherche France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression, je poursuis actuellement une enquête sur le prosélytisme évangélique dans les transports en commun et l’espace public montréalais. J’ai développé dans ce cadre la notion d’« effet Sainte Blandine », en référence à cette esclave chrétienne de la ville de Lyon (Lugdunum à l’époque), qui a été martyrisée en juillet 177 et qui, dans la tradition catholique, constitue un symbole de résistance face aux persécutions.
L’historiographie du christianisme primitif a montré que les persécutions n’ont pas du tout eu pour effet de freiner la diffusion du christianisme. Au contraire, les martyrs sont devenus des modèles vénérés capables de susciter la ferveur religieuse.
L’« effet Sainte Blandine » : la foi renforcée dans l’adversité
Par l’expression d’« effet Sainte Blandine » je désigne des situations où la marginalisation sociale des personnes croyantes renforce leurs convictions et affermit en elles la certitude de la justesse de leur cause.
Prenons un exemple : lors d’une séquence d’observation d’une personne qui évangélisait à une station de métro de Montréal, j’ai eu l’occasion d’entendre des propos assez virulents de la part d’usagers qui interrompaient le prêche par des propos injurieux. Discutant avec elle de ces moments de tension, je lui ai demandé si de telles réactions pouvaient la conduire à cesser d’évangéliser. Elle m’a simplement répondu que ceux qui réagissaient de la sorte étaient « conduits par le diable » et qu’il était donc d’autant plus nécessaire de continuer.
Ce petit exemple fait écho à l’ouvrage classique en psychologie sociale L’échec d’une prophétie, ouvrage dans lequel Leon Festinger montrait comment l’individu surmonte la situation d’échec par un travail de rationalisation.
C’est bien le même « effet Sainte Blandine » à l’œuvre lors de la controverse autour de Sean Feucht qui affirmait sur son compte Instagram en date du 23 juillet :
Je n’ai pas ressenti un tel niveau de résistance depuis un bon moment, pas depuis 2020. […] C’est toujours le même stratagème du diable. Il veut que le peuple de Dieu se taise, reste chez lui, remette son masque et garde le silence.
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La pandémie comme catalyseur de notoriété et de discours
La référence à la pandémie de Covid-19 n’est pas fortuite. C’est en effet à cette occasion que Sean Feucht a vu croître sa notoriété, plus précisément quand il a initié le mouvement « #LetUsWorship » qui se voulait une réponse aux restrictions sur les rassemblements pour des raisons sanitaires. Il a déployé alors une rhétorique victimaire assez classique, mais très efficace : la liberté religieuse aurait été injustement confisquée par des responsables politiques qui instrumentaliseraient l’urgence sanitaire à des fins idéologiques.
Les événements de cet été ont donné lieu à une exploitation assez similaire de la part de Feucht puisque dans une vidéo sur Instagram en date du 25 juillet, il évoquait également la liberté religieuse bafouée par les élus du Québec : « Mais cette liberté est en ce moment même menacée au Canada », écrivait-il aussi.
Loin de se résigner, il invitait les chrétiens à se mobiliser (« We need to take a stand in this nation ») de trois façons : par la prière, par la signature d’une pétition et par la participation au concert de Montréal. Cet appel a été relayé et amplifié par des responsables chrétiens québécois.
Ainsi, Emmanuel Ouellet, un jeune pasteur montréalais qui s’est fait connaître l’an dernier par l’organisation de l’évènement « Revival Montreal », a publié sur Instagram une vidéo dans laquelle il affirmait :
la guerre est ouverte, il n’y a plus aucun doute, il est temps pour les chrétiens de sortir la tête du sable […] J’invite tous les chrétiens à se joindre à nous afin d’invoquer la puissance du Saint Esprit afin que Dieu se révèle à nos élus.
Un récit de persécution chrétienne au Québec
Pour bien comprendre le sens donné à cet événement par un certain nombre de chrétiens évangéliques, il est indispensable de le replacer dans un récit plus large qui se développe au Québec, au moins depuis la pandémie, selon lequel la liberté religieuse, en particulier celle des personnes chrétiennes, serait systématiquement attaquée. Par exemple, les Églises montréalaises Good News Chapel ou Nouvelles Création avaient résisté aux mesures sanitaires liées à la Covid-19.
Plus récemment, cette perception d’hostilité s’est exprimée dans l’émission Le Panel proposée par la chaîne chrétienne Théovox, où l’animateur dénonçait « une culture d’annulation ou antichrétienne » et des gestes perçus comme des tentatives d’effacement de la foi dans l’espace public. Il évoquait notamment deux cas : la résiliation, fin 2024, d’un contrat de location entre la Commission scolaire de Montréal et l’Église évangélique La Chapelle, qui y tenait des cultes, ou encore l’annulation au printemps 2023 d’un événement anti-avortement, jugé incompatible avec les valeurs d’égalité par le gouvernement.
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Pour ces raisons « l’Église » (terme utilisé dans le monde évangélique pour désigner les personnes chrétiennes) doit sortir de sa réserve et faire entendre sa voix dans le débat public.
Analysée à travers la lunette de l’« effet Sainte Blandine », la controverse entourant la venue de Sean Feucht montre comment certaines décisions politiques peuvent, paradoxalement, renforcer la mobilisation qu’elles cherchent à freiner.
Alors qu’il s’agissait de dénoncer des valeurs négatives portées par Feucht, ce dernier a non seulement adroitement réactivé une rhétorique ayant fait ses preuves en endossant le rôle de victime, mais a en plus fourni des éléments qui alimentent le récit d’un Québec en guerre contre le christianisme.
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Frédéric Dejean a reçu des financements du FRQSC
– ref. Sean Feucht au Québec : la décision d’annuler ses concerts est contre-productive – https://theconversation.com/sean-feucht-au-quebec-la-decision-dannuler-ses-concerts-est-contre-productive-263389
