Annulations dans les festivals de cinéma canadiens : un manque de courage qui nuit à la discussion

Source: The Conversation – in French – By Dorit Naaman, Alliance Atlantis Professor of Film and Media, Queen’s University, Ontario

Les festivals de cinéma sont des institutions culturelles qui offrent une occasion unique de visionner des œuvres méconnues, rarement distribuées dans les salles commerciales, pour le plus grand bonheur des cinéastes, des distributeurs et des festivaliers.

Ces festivals doivent toutefois répondre aux bailleurs de fonds et aux parties prenantes.

L’automne dernier, le Festival international du film de Toronto (TIFF) et les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) ont tous deux annulé la projection de documentaires suite aux protestations de groupes de pression pro-ukrainiens et propalestiniens.

De tels retraits soulèvent bien des questions sur le rôle des festivals, et leurs responsabilités envers les festivaliers, le grand public, les politiciens, les commanditaires, leurs auteurs, les groupes d’intérêt et l’art cinématographique.

En tant que documentariste et chercheuse intéressée aux représentations des combattants, j’ai analysé les deux films qui se concentrent tous deux sur des questions politiques contemporaines pertinentes pour notre compréhension de l’actualité.

Si les motifs d’annulation diffèrent, la réaction des deux festivals a clairement placé au premier plan les pressions de groupe d’intérêts au détriment du droit du public à un débat solide.

Russians at War

En septembre 2024, la programmation du documentaire Russians at War au Festival international du film de Toronto (TIFF) a suscité une levée de boucliers chez les groupes pro-ukrainiens, qui l’ont qualifié de propagande russe.

Le Congrès ukrainien canadien et d’autres partisans — dont l’ex-vice-première ministre Chrystia Freeland, elle-même d’origine ukrainienne — ont exigé le retrait du film.

Pour tourner son documentaire, la réalisatrice canadienne d’origine russe Anastasia Trifamova s’était intégrée à une unité de ravitaillement russe puis à une équipe médicale afin de gagner le front russe en Ukraine.

Sa narration, assez naïve, adopte une posture d’observation et de neutralité similaire à celle de documentaires, tels Armadillo et Restrepo (qui suivaient respectivement les troupes danoises et américaines en Afghanistan).

Selon le TIFF, Russians at War était une coproduction officielle canado-française financée par plusieurs agences canadiennes. Pour tourner son film, Anastasia Trifamova a déclaré qu’elle n’avait ni demandé ni reçu l’autorisation officielle de l’armée russe.

Le film documente un engrenage guerrier où les soldats sont à la fois auteurs et victimes de la violence. Il humanise les soldats, ce qui, on le conçoit, peut bouleverser les Ukrainiens et leurs partisans. Mais les émotions d’un groupe, aussi indigné soit-il, doivent-elles empêcher le public d’avoir les conversations difficiles qui sont le véritable objet du film ?

Dès les premières images, la cinéaste demande aux soldats pourquoi ils se battent et ceux-ci régurgitent la propagande russe (lutte contre le nazisme, défense des frontières). Plus tard, les soldats l’abordent pour exprimer leurs doutes quant au bien-fondé de la guerre et de leur présence en Ukraine.

Il en ressort une vision peu flatteuse de l’invasion russe, soulignant la futilité de cette guerre et son carnage parmi les soldats et les civils. Les troupes russes semblent peu entraînées et mal équipées pour combattre dans des batailles chaotiques.

Comme Armadillo et Restrepo, Russians at War représente les soldats sans les juger, favorisant une discussion essentielle sur les conflits armés. Selon mon analyse, on peut difficilement considérer ce film comme de la propagande russe, même si son autrice s’abstient de condamner catégoriquement la guerre dans ses voix hors champ sporadiques.

Le TIFF, informé de « menaces importantes pour le fonctionnement du festival et pour la sécurité du public », a annulé les projections prévues. Il a préféré le projeter après le festival au centre culturel TIFF Lightbox. Pourtant, le TIFF a tout de même assuré la sécurité pour Bliss, un film israélien également très controversé.

Rule of Stone

En novembre, les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) ont annulé la première canadienne de Rule of Stone.

Son auteure, la cinéaste israélo-canadienne Danae Elon, jette « un regard critique sur le projet colonialiste à Jérusalem-Est suivant sa conquête par les forces israéliennes en 1967 ». En tant que documentariste et professeure de cinéma et de médias, j’ai supervisé les recherches de Danae Elon pour ce film durant ses études de maîtrise.

Rule of Stone, dont le titre fait référence à un règlement remontant au Protectorat britannique qui imposait des façades de pierre à tous les édifices, montre comment « l’architecture et la pierre ont été les principales armes d’un processus silencieux, mais extraordinairement efficace, de colonisation et de dépossession » des Palestiniens.

L’auditoire apprend comment la planification, l’expansion et la construction des quartiers juifs ont été pensées pour évoquer les temps bibliques. Comme le note l’historien de l’architecture Zvi Efrat, ces nouveaux quartiers ont l’air, ou tentent d’avoir l’air, de remonter à des temps immémoriaux.

C’est la voix hors champ de Danae Elon qui assure la narration. Elle y mêle ses souvenirs d’enfance dans la Jérusalem des années 1970 et sa prise de conscience de cette « frénésie de construction ». Elle y raconte l’amitié de son père, le journaliste et auteur Amos Elon, avec l’architecte renommé Moshe Safdie à la triple nationalité israélienne, canadienne et américaine, et Teddy Kolek, le célèbre maire de Jérusalem.

Elle interviewe également des historiens, des urbanistes et des architectes, dont Moshe Safdie. Elle fait contraster l’expansion des quartiers juifs avec l’élimination progressive des Palestiniens de Jérusalem sur fond d’interdit de construction et de démolition de maisons. Elle y superpose des séquences d’Izzat Ziadah, un tailleur de pierre palestinien vivant dans une carrière, et qui fait visiter les décombres de sa maison.

Le RIDM avait invité Danae Elon à présenter son film en reconnaissance de son engagement personnel « à critiquer et à remettre en question l’État d’Israël » à travers ce documentaire.

le trailer de Rule of Stone.

Selon le quotidien La Presse, son retrait de la programmation est survenu après que le festival eut appris qu’une partie du financement provenait de la Fondation Makor pour les films israéliens, soutenu par le ministère israélien de la Culture et des Sports, ce qui embarrassait certains partenaires du festival.

Deux organisations, le Palestinian Film Institute et Regards palestiniens, qui font partie de la Campagne palestinienne pour le boycottage académique et culturel d’Israël (PACBI), ont contesté la projection. Ils ont justifié leur position en arguant que le « PACBI cible spécifiquement le financement institutionnel israélien dans les arts qui vise à blanchir et à légitimer l’État d’Israël ».

À mon avis, cette position s’écarterait des lignes directrices de cette campagne, qui stipulent :

En règle générale, les institutions culturelles israéliennes, sauf preuve du contraire, sont complices du maintien de l’occupation israélienne et du déni des droits fondamentaux des Palestiniens, que ce soit par leur silence ou leur implication réelle dans la justification, le blanchiment ou le détournement délibéré de l’attention des violations du droit international et des droits de la personne commises par Israël.

Le film n’aurait pas dû être touché par cet interdit, puisque la Fondation Makor finance régulièrement des films qui dénoncent les violations des droits de la personne à l’encontre des Palestiniens par Israël. Pour la seule année 2024, la liste comprend The Governor, The Village League et Death in Um al hiran.

Bien que le site web des RIDM ne fasse état d’aucun soutien à ce boycottage, le festival a annoncé que Danae Elon retirait son film. « La projection de mon film aux RIDM, a-t-elle écrit, ne sert pas l’objectif à long terme du festival, et il n’est pas possible aujourd’hui d’aborder les nuances dans la lutte commune pour la justice en Palestine. Je suis profondément attristée et bouleversée par ce qui a conduit à cette situation. »

Provoquer la conversation

L’annulation de ces deux films par deux festivals aussi réputés a certainement nui à leur distribution.

Ainsi, TVO, un des bailleurs de fonds de Russians at War, a décidé d’annuler sa diffusion quelques jours plus tard.

Quant à Rule of Stone, aucune salle montréalaise ne l’a encore projeté.

Les programmateurs des deux festivals avaient pourtant choisi ces deux films pour leur côté innovateur et leur capacité à susciter le débat. Les énoncés de mission des deux festivals promettent des films de grande qualité qui transforment ou renouvellent les relations du public avec le monde.

Cependant, en annulant ces deux films, les deux festivals ont démontré leur manque de courage à être de véritables espaces pour engager des conversations difficiles et nécessaires à notre compréhension du monde.

La Conversation Canada

Dorit Naaman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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