Source: The Conversation – in French – By Daniel Côté, Anthropologue, chercheur en santé et en sécurité du travail, Université de Montréal
Au Québec, une personne immigrante a plus de risques d’être blessée au travail qu’une personne née ici. Mais le plus dur commence souvent après l’accident : ces travailleuses et travailleurs doivent composer avec un système de réadaptation complexe, qui peut freiner leur guérison et leur retour au travail.
Mon équipe et moi avons mené plusieurs études sur les parcours de réadaptation post-blessure chez ces travailleuses et travailleurs dans le cadre de nos recherches à l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST).
Nos constats révèlent une série d’obstacles systémiques, institutionnels et relationnels qui freinent leur rétablissement.
Des chiffres préoccupants
En 2016, les personnes nées à l’étranger affichaient un taux d’accidents du travail supérieur de 31 % à celui des personnes natives du Québec, selon une étude fondée sur des données de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) appariées avec d’autres données ministérielles.
Le risque est particulièrement élevé chez les personnes nouvellement arrivées (moins de cinq ans), dont la probabilité d’accident est de 1,4 à 1,6 fois plus grande.
Or, les difficultés ne s’arrêtent pas à l’accident. Les personnes immigrantes représentent 21 % de la population active, mais près de 30 % des cas d’accidents indemnisés de longue durée (90 jours et plus).
Le risque relatif d’une absence de longue durée chez les personnes immigrantes est 65 % plus élevé que chez les personnes nées au Canada. Une telle donnée peut nous permettre de penser que ces personnes sont particulièrement susceptibles de se blesser gravement, ou encore qu’elles tendent à déclarer leur blessure tardivement, c’est-à-dire une fois que celle-ci s’est aggravée.
Les secteurs les plus touchés sont la santé et l’assistance sociale, les services administratifs, les services de soutien et les services de gestion des déchets, la fabrication, la construction et le commerce de détail.
Une réparation plus difficile
Nous avons montré dans l’une de nos études réalisées à l’IRSST que les personnes immigrantes sont plus à risque d’accidents entraînant des absences prolongées en raison de la dangerosité des emplois, de l’instabilité du lien d’emploi, de la non-reconnaissance des diplômes et d’une méconnaissance des droits en SST.
Ce risque accru s’accompagne d’un accès plus difficile à la réparation, notamment à cause de déclarations tardives, d’obstacles administratifs, de barrières linguistiques, ou d’une méfiance envers les institutions.
Dans nos recherches qualitatives, plusieurs personnes immigrantes blessées ont exprimé un malaise face à l’accueil de leur récit : douleurs perçues comme exagérées, doutes sur leur crédibilité, attentes implicites de conformité aux normes institutionnelles. Ce décalage – souvent alimenté par des biais inconscients liés à l’origine ou à la langue – contribue à fragiliser le lien de confiance.
Ces mêmes constats ont été rapportés dans l’ensemble du Canada.
L’alliance thérapeutique fragilisée
Dans une autre étude de terrain, nous avons exploré le concept d’alliance thérapeutique dans un contexte multiethnique. Ce concept désigne la relation de confiance qui lie un professionnel de la santé et un patient.
Nous avons constaté que cette alliance thérapeutique est souvent compromise par la complexité des démarches administratives, les avis médicaux divergents entre professionnels et des attentes de retour au travail déconnectées des réalités des patients.
« J’ai arrêté de poser des questions. Chaque fois, c’était comme si je dérangeais. J’ai compris que si je voulais avancer, je devais me taire », nous a par exemple dit une travailleuse originaire des Antilles, qui travaillait en tant que préposée aux bénéficiaires, et qui souffrait d’une entorse lombaire. Elle était technicienne dans un laboratoire médical dans son pays d’origine.
Ce type d’expérience pousse plusieurs personnes à se désengager. Ce retrait ne traduit pas un manque de volonté, mais plutôt une perte de sens.
Une autre personne interrogée, qui travaillait comme éducatrice avant d’arrêter en raison d’une bursite à la hanche, a exprimé – comme bien d’autres – un glissement identitaire : « Je voudrais changer de carrière, vraiment. Je pense que ce n’est pas ma place… comme éducatrice. Je peux faire mieux. » Elle était formée en gestion dans son pays d’origine.
Le déclassement professionnel, rarement discuté, devient ici un moteur de repositionnement identitaire. Ces récits illustrent que la réadaptation ne se limite pas à un retour physique au travail, mais engage des dimensions psychologiques, sociales et migratoires.
L’« alliance à relais » : une réponse fragile mais prometteuse
Face à ces défis, certains milieux de soins développent des stratégies comme l’« alliance à relais ».
Celle-ci consiste à identifier dans l’équipe le professionnel qui a établi un lien de confiance avec la personne blessée, et à lui confier les interventions les plus sensibles. Cette approche permet parfois de rétablir une communication et une adhésion, là où le système a échoué.
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Cette stratégie reste néanmoins fragile. Elle repose en effet sur la stabilité des équipes, des compétences relationnelles et une marge de manœuvre institutionnelle souvent limitée.
Apprendre à mieux soutenir : pistes concrètes
Les constats de ces recherches appellent des changements concrets :
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Réduire la fragmentation des parcours et les changements d’intervenants ;
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Former les équipes à reconnaître les effets systémiques de la migration ;
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Adapter les interventions aux trajectoires migratoires réelles ;
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Reconnaître l’expérience vécue comme source de savoir.
Certaines organisations ont déjà amorcé ce virage. À la CNESST, une démarche de coconstruction a mené à un outil de soutien à la communication interculturelle, fondé sur des situations vécues : « Ce qu’on voulait, c’était pas une fiche sur chaque culture. On voulait réfléchir à nos pratiques, à ce qui fonctionne et à ce qui coince », a fait valoir une intervenante que nous avons interrogée.
Ce changement doit aussi être collectif : « Ce n’est pas juste une question de formation individuelle. Il faut que nos équipes en parlent, qu’on se donne des moyens collectifs », a spécifié un gestionnaire en réadaptation de la CNESST.
En prolongement de cette coconstruction, nous avons publié le guide La rencontre interculturelle : enjeux et stratégies d’intervention auprès de personnes immigrantes ayant subi une lésion professionnelle, destiné aux professionnels de la santé et aux intervenants en santé et sécurité du travail.
Avec Julie Masse, ergothérapeute, nous avons aussi conçu une formation continue offerte à l’Université de Montréal et testée dans divers milieux de soins, s’appuyant sur l’anthropologie de la santé et l’ergothérapie pour encourager une posture réflexive sur l’interculturalité.
Réparer autrement
Derrière chaque blessure, il y a un parcours de vie. Et derrière chaque parcours, une société qui choisit – consciemment ou non – d’accompagner, ou d’exclure. Pour bâtir un système de réadaptation plus juste, il faut d’abord reconnaître la diversité des parcours, des aspirations et des rapports au travail.
Repensons la diversité non comme un slogan, mais comme une invitation à transformer nos institutions, nos pratiques et nos imaginaires.
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Daniel Côté a reçu des financements du programme de financement de la recherche de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) et de l’Institut universitaire SHERPA.
– ref. Blessures au travail : pourquoi les personnes immigrantes mettent plus de temps à guérir – https://theconversation.com/blessures-au-travail-pourquoi-les-personnes-immigrantes-mettent-plus-de-temps-a-guerir-262391
