Sous pression, l’Ukraine rétablit l’indépendance de ses agences anticorruption

Source: The Conversation – France in French (3) – By Paul Cruz, Centre Émile Durkheim, Université de Bordeaux

Moins de deux semaines après avoir restreint l’autonomie des agences anticorruption, le Parlement ukrainien a fait volte-face. Sous la pression de la rue et de Bruxelles, le parquet spécialisé anticorruption et le bureau national anticorruption, deux piliers institutionnels, retrouvent leur indépendance – un signal fort en écho aux aspirations de la révolution de Maïdan en 2014.


Les députés de la Rada urkainienne ont redonné ce 31 juillet leur autonomie au Bureau national anticorruption (NABU) et au parquet spécialisé anticorruption (SAP), deux institutions clés en Ukraine, issues de la révolution de Maïdan en 2014. Ce vote est un revirement : il intervient 8 jours après que ces mêmes députés ont voté une loi allant dans l’exact sens contraire, et dont la controverse avait provoqué les premières manifestations publiques antigouvernementales en Ukraine depuis 2022.

De fait, la première version de la loi diminuait drastiquement l’indépendance politique du NABU et du SAP. Avec l’acte législatif initial, lancer des enquêtes sur des membres de l’équipe gouvernementale et de la présidence ne pouvait se faire sans l’accord du procureur général, traditionnellement allié politique du président. Nommé en juin 2025, à seulement 35 ans, Ruslan Kravchenko ne fait pas exception à cette règle.

Une nouvelle loi pour répondre aux inquiétudes de la société civile sur la lutte anticorruption

L’Ukraine est coutumière de ce type de crise politique. Le point de tension est avant tout un nouvel épisode d’une guerre entre services, qui empoisonne régulièrement la vie politico-judiciaire ukrainienne. Cela fait des années que la question de la compétence sur le traitement des affaires de corruption fait l’objet de discordes entre les services de sécurité (SBU) et le NABU. La diminution d’influence avortée du NABU est donc aussi à comprendre comme une victoire manquée du SBU, qui venait de lancer une série de perquisitions dans les locaux du NABU.

Les protestataires suspectaient aussi les députés et d’autres acteurs politiques de trouver un avantage tout à fait personnel en calmant les ardeurs de ces institutions. Depuis sa création, le NABU n’a en effet jamais craint de viser des personnages haut placés, et les dernières semaines ont même vu se multiplier des enquêtes sur des membres du gouvernement ou des proches de Volodymyr Zelensky. Il y a fort à parier qu’avec la première réforme, celui-ci cherchait à s’acheter une tranquillité politique afin de concentrer l’action de ses équipes sur l’action contre le Kremlin.

Le président a paru surpris par l’ampleur des protestations, mais a mis quelques heures à prendre celles-ci au sérieux. Avant de proposer de revenir sur la réforme, sa première réaction avait été de la défendre, en la présentant comme une garantie contre les manœuvres de pénétration de la Russie au sein de l’administration ukrainienne.

Non, mauvais calcul, lui ont répondu les protestataires. C’est justement en diminuant l’indépendance de ces institutions que le risque de perméabilité à l’influence russe augmente : en revenant sur les acquis de Maïdan, l’Ukraine courrait le risque de voir progresser les mécaniques corruptives du Kremlin en son sein.

Une mobilisation qui réaffirme l’attachement des Ukrainiens à l’État de droit, même en temps de guerre

En exprimant vigoureusement ces contestations en dépit de la guerre, les protestataires ont aussi exprimé ce qui fait aujourd’hui l’identité du pays. Les Ukrainiens n’ont pas oublié que l’invasion qu’ils combattent est avant tout une guerre de modèle politique : celle d’une dictature autoritaire où l’État de droit est une chimère, contre une démocratie pluraliste, avide de voir consolidées la transparence de sa justice et de sa politique.

C’est cette conscience aiguë du modèle de société en jeu qui explique le choc qu’a provoqué la réforme dans la société ukrainienne, créant des remous jusque dans le rang des militaires mobilisés.

Tout dans cette crise a rappelé ce qui fait la profondeur de la liberté en Ukraine : une presse libre qui a joué un rôle crucial en alertant la population de ce qui se jouait au Parlement, une société civile sans la moindre crainte de déclencher une crise au nom de l’État de droit, et la transmission entre générations des valeurs démocratiques acquises à Maïdan. Nombreux parmi ceux qu’on a vu dresser des pancartes dans les manifestations étaient en effet trop jeunes pour avoir marché lors de la « Révolution de la dignité » en 2014. En revenant sur la loi, l’Ukraine montre également sa capacité à se remettre en question, et à maintenir un cap démocrate.

La mobilisation de la société civile a été cruciale, mais toute aussi déterminante a été la désapprobation de l’Union européenne dans le dénouement de la crise. Dès le 22 juillet, la commissaire européenne à l’élargissement Marta Kos s’était déclarée « profondément préoccupée » par la première mouture de la loi, qu’elle qualifiait de « sérieux recul ». Outre les prises de parole diplomatiques, l’UE a aussi montré son agacement en annonçant, le 25 juillet, retenir le versement de 1,7 milliard d’euros de financement à l’Ukraine, conditionnant le transfert de la somme à des progrès en termes de gouvernance politique.

Un recul maîtrisé par Zelensky, mais qui pourrait fragiliser sa majorité dans le futur

Avec cet épisode, la crédibilité politique de Volodymyr Zelensky vient de recevoir son plus important coup depuis 2022. D’abord, parce que le monde a redécouvert combien les Ukrainiens étaient capables de critiquer leurs dirigeants, même en temps de guerre, et que l’effet drapeau avait ses limites. Ensuite, parce que même les troupes du parti présidentiel au Parlement ont montré certains signes d’agacement à être utilisées pour soutenir une position puis son inverse, dans une précipitation peu glorieuse. En période de guerre, il est parfois difficile de réunir suffisamment de députés pour faire passer les lois de la majorité, et Volodymyr Zelensky a besoin de pouvoir compter sur la loyauté des parlementaires pour soutenir ses projets législatifs.

Autre source potentielle de fragilité future : le directeur de cabinet du président Andriy Yermak, un proche historique de Volodymyr Zelensky en poste depuis 2020, a cristallisé nombre de critiques dans la séquence. Sa volonté supposée de resserrer le cercle du pouvoir sur l’entourage présidentiel de même que son implication présumée dans les manœuvres visant à mettre sous tutelle les organes anticorruption ont fait l’objet d’interrogations dans la presse.

La nouvelle loi redonnant leur autonomie au SAP et au NABU ayant été votée à l’unanimité par tous les députés présents, quel que soit leur parti, il reste à espérer que la classe politique du pays aura compris que la lutte contre la corruption demeure un totem pour la population ukrainienne. Car ce qui est en jeu n’est pas uniquement une question de justice. C’est aussi la voie vers un modèle de société opposé à celui du Kremlin, et vers une intégration européenne plus poussée.

The Conversation

Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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