Les militants africains qui ont contesté l’esclavage à Lagos et en Côte-de-l’Or pendant l’époque coloniale

Source: The Conversation – in French – By Michael E. Odijie, Associate Professor, University of Oxford

Lorsque des historiens et le public pensent à la fin de l’esclavage domestique en Afrique de l’Ouest, ils imaginent souvent des gouverneurs coloniaux promulguant des décrets et des missionnaires œuvrant pour mettre fin au trafic local d’esclaves.

Deux de mes publications récentes racontent une autre histoire. Je suis historien spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et, au cours des cinq dernières années, j’ai mené des recherches sur les idées et les réseaux anti-esclavagistes dans la région dans le cadre d’un projet de recherche plus large.

Mes recherches révèlent que les administrations coloniales ont continué à autoriser l’esclavage domestique dans la pratique et que des militants africains se sont battus contre cela.

Dans une étude, je me suis intéressé à Francis P. Fearon, un négociant basé à Accra, la capitale ghanéenne. Il a dénoncé le soutien à l’esclavage au sein du gouvernement colonial à travers de nombreuses lettres écrites dans les années 1890 (à l’époque où la colonie était connue sous le nom de Gold Coast – Côte de l’Or).

Dans une autre étude, j’ai examiné le Lagos Auxiliary, une groupe d’avocats, de journalistes et de membres du clergé au Nigeria. Leur campagne a permis l’abrogation en 1914 de la tristement célèbre Native House Rule Ordinance du Nigeria. Cette ordonnance avait été promulguée par le gouvernement colonial afin de maintenir l’esclavage local dans la région du delta du Niger.

Analysées ensemble, ces deux études montrent comment des militants locaux ont utilisé des lettres, la presse, les failles des empires coloniaux et leurs réseaux personnels pour s’opposer à des pratiques qui maintenaient des milliers d’Africains en esclavage.

Les méthodes mises au point par Fearon et le Lagos Auxiliary gardent toute leur actualité, car elles montrent comment des communautés marginalisées peuvent contraindre les détenteurs du pouvoir à se conformer à la loi. Elles nous rappellent que des témoignages locaux bien documentés, relayés sur le plan international, peuvent encore remettre en cause les discours officiels, imposer des changements politiques et obliger les institutions à rendre des comptes.

Une « abolition » coloniale qui n’en était pas une

L’Afrique de l’Ouest était une source importante d’esclaves pendant la traite transatlantique. La traite transatlantique a été abolie au début du XIXe siècle, mais cela n’a pas mis fin à l’esclavage domestique.

L’une des principales justifications de la colonisation en Afrique de l’Ouest était l’éradication de l’esclavage domestique.

En conséquence, lorsque la Côte-de-l’Or a été officiellement annexée en tant que colonie britannique en 1874, le gouvernement impérial a déclaré illégal le commerce des esclaves. Et la traite des esclaves a été criminalisée dans tout le sud du Nigeria en 1901. Sur le papier, ces mesures promettaient la liberté, mais dans la pratique, des failles ont permis aux propriétaires d’esclaves, aux chefs et aux fonctionnaires coloniaux de continuer à imposer le travail forcé.

Sur la Côte-de-l’Or, la loi d’abolition de 1874 n’a jamais été appliquée. Le gouverneur britannique a informé les propriétaires d’esclaves qu’ils pouvaient conserver leurs esclaves à condition que ceux-ci ne se plaignent pas. En 1890, l’esclavage des enfants était devenu très répandu dans des villes comme Accra. Selon les militants locaux, il était même toléré par le gouverneur colonial. Cela a conduit certains Africains à s’unir pour créer un réseau afin de s’y opposer.

La région du delta du Niger, au Nigeria, a connu une expérience similaire. L’administration coloniale a promulgué la Native House Rule Ordinance (ordonnance sur les règles domestiques) pour contrer les effets de la proclamation sur la traite des esclaves de 1901 qui criminalisait la traite des esclaves et punissait les contrevenants d’une peine de sept ans d’emprisonnement. Cette ordonnance obligeait chaque Africain à appartenir à une “maison” dirigée par un chef. Elle criminalisait également toute personne qui tentait de quitter sa « maison ».

Dans les royaumes du delta du Niger, comme Bonny, Kalabari ou Okrika, le mot “maison” ne désignait pas un simple foyer. Il s’agissait d’un grand groupe familial, comprenant des parents, des dépendants et des esclaves, dirigé par un chef et propriétaire de biens. À partir des années 1900, ces “maisons” devinrent les principales structures d’organisation de l’esclavage.

L’ordonnance obligeait donc les esclaves à rester avec leurs maîtres. Ces derniers pouvaient faire appel à l’autorité coloniale pour les punir. Les commissaires de district exécutaient les mandats d’arrêt contre les fugitifs. En échange, les chefs de maison et les chefs locaux fournissaient à l’administration coloniale une main-d’œuvre non rémunérée pour les travaux publics.

Des militants africains à Accra et à Lagos se sont organisés pour contester ce qu’ils percevaient comme le soutien de l’État colonial britannique à l’esclavage.

Fearon : un abolitionniste clandestin à Accra

Francis Fearon était un Africain instruit, actif à Accra pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Il était très cultivé et faisait partie des cercles élitistes. Il était étroitement lié au journaliste Edmund Bannerman. Il écrivait régulièrement dans les journaux locaux, exprimant souvent ses préoccupations concernant le racisme à l’égard des Noirs et la dégradation des mœurs.

Le 24 juin 1890, Fearon envoya une lettre de 63 pages, accompagnée de dix annexes, à la Aborigines’ Protection Society à Londres. Ce dossier servira de base à plusieurs autres communications. Il y affirmait que le trafic d’enfants se poursuivait.

En guise de preuve, il a transcrit le registre confidentiel du tribunal d’Accra et a affirmé que le gouverneur W. B. Griffith avait ordonné aux propriétaires d’esclaves condamnés de récupérer leur « propriété ».

La tactique de Fearon était audacieuse. Il resta anonyme, s’appuya sur des greffiers pour obtenir des documents et fournit des preuves à la Société pour la protection des aborigènes. Il supplia cette dernière d’enquêter sur l’administration coloniale en Côte-de-l’Or.

Bien que la Société ait rendu public le scandale, les récits ultérieurs effacèrent discrètement la source africaine.

Les élites de Lagos s’organisent et nomment le problème

À l’instar de Fearon, des militants nigérians ont également écrit à la Société pour la protection des esclaves et des aborigènes. Ils dénoncèrent le gouvernement colonial nigérian pour sa complicité avec l’esclavage. Mais eux, choisirent de parler à visage découvert.

À cette époque, la Native House Rule Ordinance avait incité certains esclaves à fuir les districts où cette loi était appliquée. Ils se sont réfugiés à Lagos, où leur arrivée a permis aux élites locales de prendre connaissance de l’ordonnance. Elles ont alors lancé une campagne acharnée contre l’État colonial.

Parmi les principales figures de ce mouvement figuraient Christopher Sapara Williams, avocat, et James Bright Davies, rédacteur en chef du Nigerian Times. Parmi les autres personnalités, il y avait le politicien Herbert Macaulay, Herbert Pearse, un éminent commerçant, l’évêque James Johnson et le révérend Mojola Agbebi. Contrairement à la stratégie solitaire de Fearon, ils ont mené une offensive coordonnée contre l’administration coloniale. Ils ont rédigé des pétitions, informé les organisations européennes sympathisantes et inondé les journaux locaux de commentaires.

Leurs arguments mêlaient indignation humanitaire et solides connaissances du droit constitutionnel. Ils affirmaient que l’ordonnance était contraire aux idéaux libéraux britanniques et aux coutumes africaines.

Après des années de pression, la loi a été modifiée, puis discrètement abrogée en 1914.

Pourquoi ces histoires sont-elles importantes aujourd’hui ?

Les études contemporaines sur l’abolition de l’esclavage s’éloignent progressivement de la question « qu’a fait la Grande-Bretagne pour l’Afrique ? » pour s’intéresser au rôle joué par les Africains dans l’abolition de l’esclavage.

De nombreux abolitionnistes africains qui ont combattu et perdu la vie dans la lutte contre l’esclavage ont longtemps été ignorés. Cela commence à changer.

Les deux articles présentés ici mettent en lumière l’ingéniosité des Africains qui, des décennies avant l’apparition de la radio ou des ONG de défense des droits civiques, ont su utiliser les circuits d’information transatlantiques. Ils ont dénoncé les gouvernements coloniaux qui continuaient à s’appuyer sur des économies fondées sur le travail forcé longtemps après la fin officielle de l’esclavage.

Ils nous rappellent que la documentation locale peut remettre en cause les récits officiels. Le plaidoyer fondé sur des faits, la création de coalitions et l’utilisation stratégique des médias internationaux restent des instruments puissants.

The Conversation

Les recherches menées pour ces articles ont été financées par le Conseil européen de la recherche dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention n° 885418).

ref. Les militants africains qui ont contesté l’esclavage à Lagos et en Côte-de-l’Or pendant l’époque coloniale – https://theconversation.com/les-militants-africains-qui-ont-conteste-lesclavage-a-lagos-et-en-cote-de-lor-pendant-lepoque-coloniale-262636