Source: The Conversation – in French – By Arthur Charpentier, Professeur, Université de Rennes 1 – Université de Rennes
L’assurance repose sur un principe de solidarité que mettent à mal les algorithmes chargés de constituer nos profils. À mesure en effet que les algorithmes se précisent, la facture se personnalise. Divers profils « à risque » peuvent ainsi se retrouver exclus des régimes d’assurance, tant les coûts sont élevés. La personnalisation a une légitimité évidente. On doit toutefois lui concilier un accès équitable à l’assurance.
Il faut d’abord savoir que l’assurance est traversée par un paradoxe fondamental. D’un côté, ses principes mêmes supposent un mécanisme collectif où chacun contribue selon sa capacité, et tire profit de la solidarité en cas de sinistre. De l’autre, les avancées technologiques, les données de plus en plus massives et les méthodes actuarielles de plus en plus précises poussent à individualiser toujours davantage les tarifs.
À cette tension s’ajoute un cadre légal de plus en plus exigeant, qui interdit toute forme de discrimination fondée sur des données sensibles, parfois corrélées à des facteurs de risque pourtant pertinents.
Professeur de mathématiques à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), je suis co-auteur du Manuel d’Assurance et auteur récent de l’ouvrage Insurance, Biases, Discrimination and Fairness. Cet article revient sur la difficulté de concilier la mutualisation solidaire, qui fonde l’assurance, avec l’hypersegmentation tarifaire rendue possible par les mégadonnées, sans exclure ni discriminer les assurés.
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La segmentation tarifaire
Les compagnies d’assurance utilisent depuis longtemps la classification comme pilier de leur modèle économique : âge, sexe, profession, zone géographique, historique de sinistralité…
En 1662, le statisticien anglais John Graunt publie les Bills of Mortality, une première analyse statistique des registres de décès de Londres. En 1693, l’astronome anglais Edmund Halley élabore la première table de mortalité chiffrée, qui permet de calculer l’espérance de vie à chaque âge. Ces travaux posent les bases d’une tarification différenciée selon l’âge et le sexe, longtemps restés les deux grands critères de segmentation en vie-décès.
À la même époque, après le Grand Incendie de Londres en 1666, les premiers contrats d’assurance incendie apparaissent : les compagnies collectent des données sur la nature des matériaux de construction et la densité urbaine. Aux XVIIIe–XIXe siècles, on segmente les tarifs selon la proximité des bâtiments voisins et la présence de services de lutte contre l’incendie, donnant naissance aux premières « zones à haut risque » et « zones à faible risque ».
Avec l’essor de l’automobile dans les années 1910–1920, les assureurs américains commencent à relever systématiquement le nombre de sinistres, l’âge et le sexe des conducteurs. Dès les années 1920, on distingue plusieurs « classes » tarifaires : jeunes conducteurs, conductrices, conducteurs expérimentés, permettant de fixer des primes variables en fonction du profil.
Aujourd’hui, les actuaires disposent d’algorithmes sophistiqués, d’outils de machine learning et d’une avalanche de données : télématique embarquée, objets connectés, géolocalisation, comportement de conduite ou de vie… Pour l’assureur, affiner la segmentation lui permet de facturer chaque assuré « à son vrai niveau de risque », en réduisant les effets de subvention croisée des bons risques vers les mauvais, tout en améliorant la rentabilité globale.
Mais une tarification trop fine réduit la mutualisation ; elle peut rendre l’assurance très coûteuse, voire inaccessible pour certains segments à haut risque. Aussi, aujourd’hui, l’actuaire cherche un équilibre subtil, visant à capter les bonnes informations pour différencier les profils, tout en préservant la viabilité de la communauté assurée.
Les assurés et l’illusion de la personnalisation gagnante
En Europe, la proposition législative FIDA (Financial Data Access Framework) ouvrirait aux assureurs un accès encadré aux données financières des particuliers. Son but est d’affiner la connaissance des comportements de dépense et de remboursement. Dans ce contexte, la promesse d’une tarification ultra-personnalisée suscite autant d’espoirs de baisse de primes que de craintes de profilage excessif, et d’exclusions importantes.
Face à ce nouvel afflux de données, de nombreux clients perçoivent la personnalisation comme une approche gagnant‑gagnant : si je gère mieux mon budget, je bénéficierai d’une ristourne ; si mes habitudes d’épargne et de remboursement sont jugées vertueuses, ma prime santé diminuera ; si mon profil financier se bonifie, mon assurance habitation se fera plus légère.
Cette logique de « pay‑as‑you‑live » ou « pay‑how‑you‑drive » séduit : l’individu se pense maître de son coût d’assurance par ses choix de vie.
Pourtant, plusieurs points méritent d’être soulignés.
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Le principe de mutualisation n’est pas neutralisé : ceux qui ne peuvent pas adopter les comportements les plus vertueux restent dépendants de la solidarité des autres. En effet, même si les personnes les plus à risque paient davantage à titre individuel, celles qui sont moins à risque continuent néanmoins de supporter une part des coûts grâce au principe de mutualisation.
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L’asymétrie d’information se renforce, l’assureur connaissant mieux les statistiques que le client. L’offre de personnalisation s’appuie en effet souvent sur des corrélations, parfois ténues, dont le client ignore la portée.
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Une personnalisation très fine peut contraindre les plus à risque à se surassurer, ou au contraire à renoncer à s’assurer, fragilisant la mutualité.
Ainsi, même renforcée par l’accès aux données financières, la « personnalisation » n’est pas nécessairement synonyme d’ « empowerment » pour le consommateur.
Le cadre légal : quand la lutte contre la discrimination s’impose
Le développement des données massives en assurance soulève d’importantes questions éthiques et juridiques : jusqu’où peut‑on exploiter des variables sensibles pour prédire le risque ?
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En France et dans l’Union européenne, la législation interdit explicitement la discrimination fondée sur des critères protégés : origine ethnique, genre, orientation sexuelle, handicap, convictions religieuses, etc. La Directive Solvabilité II (UE) impose aux assureurs d’utiliser des modèles de risque « transparents » et non discriminatoires.
Contrairement à l’Union européenne – qui bannit la tarification différenciée selon des critères protégés (genre, origine, handicap) –, le modèle québécois offre un cadre encore permissif. Si la Charte des droits et libertés de la personne du Québec interdit également la discrimination, elle prévoit des exemptions propres aux assureurs : ceux-ci peuvent, lorsqu’un facteur est statistiquement pertinent, fonder la tarification sur l’âge, le sexe ou l’état civil.
Cet usage, autorisé sur la seule base d’une corrélation, soulève des questions.
Éthique et responsabilité sociale des assureurs
Au‑delà de la seule conformité juridique, les assureurs sont de plus en plus jugés sur leurs pratiques éthiques et leur responsabilité sociale par des associations de consommateurs et les médias, qui relaient les incidents de discrimination algorithmique et exercent une pression de réputation.
Depuis quelques années, les assureurs doivent donc se demander, collectivement, comment garantir un accès équitable à leurs produits pour les populations vulnérables, sans sacrifier la viabilité financière de leurs portefeuilles. Certains modèles novateurs proposent des formules « solidaires » ou des tarifs plafonnés pour éviter l’exclusion.
Les assureurs se voient imposer sans cesse plus de transparence. Ils doivent expliquer de façon claire les critères tarifaires, rendre accessibles les clefs de calcul pour éviter le sentiment d’arbitraire. Enfin, ils doivent intégrer la protection des données et la vie privée dès la conception des offres ( « privacy by design »), préserver la confiance.
Les assureurs qui sauront concilier personnalisation, équité et inclusion deviendront les acteurs de référence pour les clients soucieux d’éthique.
Réconcilier solidarité et données : un défi crucial
Le défi, on le voit, est de taille.
Il s’agit ni plus ni moins de réconcilier la finesse actuarielle avec les valeurs de redistribution et de solidarité qui ont fondé le métier d’assureur.
C’est dans cette tension résolue que se jouera l’avenir de l’assurance : ni pure discrimination tarifaire ni simple personnalisation illusoire, elle les conjuguera plutôt en un équilibre permettant à chacun de contribuer selon son risque et de bénéficier à sa juste mesure de la mutualisation des aléas de la vie.
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Arthur Charpentier est membre (fellow) de l’Institut Louis Bachelier. Il a reçu des financements du CRSNG (NSERC) de 2019 à 2025, du Fond AXA Pour la Recherche de 2020 à 2022, puis de la Fondation SCOR pour la Science de 2023 à 2026.
– ref. Des primes d’assurance personnalisées moins chères grâce à l’IA ? Voici pourquoi il s’agit d’une pente glissante – https://theconversation.com/des-primes-dassurance-personnalisees-moins-cheres-grace-a-lia-voici-pourquoi-il-sagit-dune-pente-glissante-259861
