Source: The Conversation – in French – By Sylvie Genest, Professeure titulaire, Faculté des arts, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Dans cet article, j’examine la portée symbolique de quelques contes familiaux mettant en vedette des animaux prédateurs en relation de proximité physique avec de « jeunes filles au cœur pur » : Mystère de Denis Imbert (2021), Mia et le lion blanc (2018) et Le dernier jaguar (2024) de Gilles de Maistre. À ceux-ci, on pourrait ajouter Le renard et l’enfant (2007), Le loup et le lion (2021) et même Moon le panda (2025) qui met en scène un garçon plutôt qu’une fille.
Je suggère de voir dans ces aventures une ruse symbolique dans laquelle l’animal est l’incarnation métaphorique du tueur en série tandis que l’héroïne, une jeune fille en processus de maturation sexuelle, psychologique et sociale, illustre le cas troublant de l’hybristophilie, une condition qui désigne l’attirance morbide que peuvent éprouver certaines femmes à l’égard de criminels dangereux.
Mon interprétation vise à susciter un regard critique sur les œuvres de l’industrie du divertissement, lesquelles sont trop souvent prises à la légère par un journalisme culturel complaisant. Je fais cette lecture avec tout le sérieux de l’anthroposémiotique, discipline qui a fait ses preuves, notamment au sein des facultés de communication et des programmes de psychologie familiale.
Pour ma part, je m’y exerce dans le cadre de mes travaux à la Faculté des arts de l’UQAM. Mes analyses sont motivées par l’intention féministe d’amortir les effets de la propagande phallocrate là où elle se fait la plus sournoise, comme c’est toujours le cas lorsqu’elle se déguise en histoires amusantes destinées à un public d’enfants à l’aube de la puberté.
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Le mythe originaire de « l’animal-époux »
Tous les contes examinés perpétuent le mythe ancien de l’animal-époux dans lequel la bête est un prince déguisé ou ensorcelé. Pour certains folkloristes, c’est l’archétype des histoires de dévotion féminine alors que pour d’autres, il faut plutôt y voir le mauvais sort de Psyché, mariée de force à un être abject pour assouvir la jalousie de Vénus.
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Dans tous les cas, le thème dominant est celui d’une union entre la sexualité divine masculine et la virginité mortelle féminine. Le couple dénaturé qui en résulte prend, dans la littérature moderne, la figure de La Belle et la Bête, une mouture complexifiée du mythe dans laquelle la jeune femme consent au sacrifice de s’accoupler avec un monstre pour sauver son père, lourdement condamné pour avoir « volé une rose », symbole chrétien de la virginité.
En psychologie, une telle abnégation féminine consentie dans l’intérêt d’un criminel s’appelle l’hybristophilie.
La naturalisation du prédateur
Les versions du mythe que j’ai choisi d’examiner ont la particularité de mettre en scène de vrais animaux filmés en prises de vues réelles plutôt que des bêtes créées avec l’assistance de procédés d’animation, de maquillage et de prothèses, de modélisation 3D ou d’effets numériques sophistiqués.
En propulsant au premier rang la bestialité littérale du mâle prédateur plutôt que sa construction imaginaire, ces œuvres parviennent à détourner notre attention de l’histoire d’amour pathologique qu’elles racontent pour mieux nous orienter sur un thème dont la portée éducative est plus susceptible de plaire aux parents : celui de la défense des animaux.
Dès lors, la logique narrative se renverse. La Bête du conte n’est plus un danger pour la fillette, mais une victime de la méchanceté humaine : c’est un loup persécuté par des fermiers, un lion chassé par des touristes cruels, un jaguar dont l’espèce est menacée d’extinction.
Bien que cet appel à la miséricorde pour la faune soit légitime dans le registre du réel, il devient un moyen fallacieux de disculper la Bête mythique des crimes commis dans le registre symbolique du conte : le rapt, la séquestration et le viol répété de la Belle.
Cette logique troublée nous rapproche de l’hybristophilie.
Un mariage « forcé » par imprégnation
Pour les actrices des trois films étudiés – Shanna Keil, Lumi Pollack et Daniah de Villiers, ayant respectivement 11, 13 et 14 ans au moment des tournages – leur engagement a nécessité de longues périodes d’adaptation avec l’animal : de 2 à 3 mois pour le loup, plus d’un an pour le jaguar, jusqu’à 3 ans pour le lion.
On parle alors d’imprégnation.
Il s’agit, en gros, d’imposer à l’animal une présence humaine constante dès sa naissance, le forçant à s’attacher à un humain au lieu de s’attacher à un membre de sa propre espèce. Cette domination précoce de son instinct permet, par la suite, une proximité sécuritaire avec le prédateur devenu énorme.
Dans le cadre du mythe, ce rapport de domination est inversé : c’est la mortelle Psyché qui se voit imposer, toutes les nuits, la présence de son animal-époux. Sous cet angle symbolique, l’imprégnation revêt une connotation phallocentrique dont le fin mot se trouve dans la théorie de la fécondation humaine telle que conçue de façon erronée au dix-neuvième siècle.
Elle consiste à imposer à une femme vierge la génétique d’un homme par son empreinte génitale et séminale durable, ce que la féministe Simone de Beauvoir a dénoncé comme un des plus grands « rêves du mâle », celui de marquer la femme de manière qu’elle demeure à jamais sienne.
Les références à l’hybristophilie
Tous les films mentionnés en début d’article contiennent des indices visuels, narratifs ou autres confirmant leur référence à l’hybristophilie. En voici quatre, lesquels évoquent respectivement le caractère obsédant, aphrodisiaque, déviant et même séditieux de l’attirance pathologique pour des criminels.
Dans le film Mystère, la petite Victoria a perdu l’usage de la parole depuis la mort de sa mère. Les premiers mots qu’elle prononce et répète obsessivement devant son père au premier tiers du film sont « tueur en série » : ce passage n’est pas là pour faire avancer le récit, mais plutôt pour confirmer aux cinéphiles avertis la présence d’une référence cachée à l’attirance des femmes pour les grands criminels.
Dans le film Mia et le lion blanc, des images suggèrent une scène de copulation entre l’actrice et un jeune mâle de 80 kilos appelé Charlie. L’obscénité de cette rencontre est accentuée par la réplique à la fois naïve et suggestive de l’adolescente : « Do you love it, Charlie ?… I suppose so ».
Dans le film Le dernier jaguar, l’héroïne affiche une conduite déviante que le scénario justifie par son désir impérieux de sauver son animal chéri. Cette conduite inclut l’isolement social, les problèmes d’opposition, le décrochage scolaire, le vol, la fugue, le vandalisme, la prise de risques et le délire de toute puissance. Tous ces problèmes de comportement suggèrent une forme agressive de l’hybristophilie qui concerne les femmes qui participent activement aux crimes violents de leur partenaire.
Mais c’est dans le film Mia et le lion blanc que l’on découvre la référence la plus claire au Syndrome de Bonnie and Clyde, nom que l’on attribue à l’hybristophilie dans la culture populaire. Dans une scène qui semble emprunter son esthétique à une minisérie de 2013 (ci-dessous), la délinquance juvénile de l’héroïne se transforme soudain en acte grave relevant du droit pénal : prête à tout pour s’échapper avec l’animal qu’elle appelle « son amour », Mia n’hésite pas à braquer un fusil à fléchettes anesthésiantes sur son père. Ce geste évoque les vols à main armée et même les meurtres commis par Bonnie Parker lors de sa cavale suicidaire avec Clyde Barrow.
Des mensonges sur l’amour
Deux faussetés criantes au sujet de l’amour sont répandues impunément par ces contes pour enfants. On en retrace les racines idéologiques dans les affirmations dogmatiques du réalisateur Gilles de Maistre en entrevue avec les médias.
La première concerne le prétendu bien-fondé des crimes commis « par amour » : sur cette question, les contes s’efforcent de nous convaincre qu’il est tout à fait légitime de « désobéir pour sauver celui qu’on aime ».
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La deuxième concerne les présumés pouvoirs de l’amour contre les assauts d’un partenaire violent : à ce sujet, la réalité des tournages nous invite à croire que l’amour est effectivement « la meilleure protection possible » contre les pulsions d’un prédateur.
Ces deux contrevérités à propos de l’amour sont non seulement insidieuses et imprudentes, notamment quand on cherche à les inculquer à des mineures. Elles sont également propagandistes dans la mesure où elles plaident pour une soumission idéologique et physique des femmes au bon désir de l’animâle époux, avec les conséquences fatales que l’on connaît.
C’est exactement en cela que ces contes font, à tort et à notre insu, l’apologie de l’hybristophilie.
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Sylvie Genest ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Craquer pour un prédateur ? Voici des contes qui font l’apologie de l’hybristophilie, à votre insu… – https://theconversation.com/craquer-pour-un-predateur-voici-des-contes-qui-font-lapologie-de-lhybristophilie-a-votre-insu-255693
