Source: The Conversation – in French – By Laurent Bonardi, Professeur associé, Directeur du département MBA. Spécialiste en management et en éducation., Groupe Supdeco Dakar
Alors que l’État du Sénégal annonce une réforme curriculaire d’envergure, touchant l’ensemble des cycles de l’enseignement primaire et secondaire, la question de la qualité, de l’inclusivité et de la pertinence des contenus éducatifs revient au cœur des débats. Le chercheur Laurent Bonardi auteur d’un ouvrage critique sur le système éducatif sénégalais explique à The Conversation Africa les enjeux de cette réforme, les défis structurels de l’école sénégalaise et les leviers pour bâtir une éducation plus équitable et adaptée aux réalités locales.
Pourquoi changer les programmes d’enseignement au Sénégal ?
Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, l’école reste fortement marquée par les héritages de la colonisation, dans ses structures, ses langues, ses références et ses finalités. À la faveur des débats actuels sur la souveraineté et la place de la jeunesse, la question des contenus enseignés à l’école revient avec force. Et il s’agit à n’en pas douter d’une question politique qui interroge la manière dont une société pense sa transmission, son histoire et son avenir.
Le système éducatif sénégalais s’est construit sur les fondations du modèle français hérité de la période coloniale. Cette continuité historique se manifeste dans la structure même des programmes, la langue d’enseignement, les finalités implicites de l’école et l’organisation des examens. L’élève modèle, dans ce système, est celui qui maîtrise des savoirs considérés comme universels, mais dont les références culturelles, historiques ou géographiques sont souvent exogènes.
L’histoire enseignée accorde ainsi une place centrale aux conflits européens du XXe siècle. A l’inverse, les résistances africaines à la colonisation, les empires ouest-africains, ou encore les penseurs africains contemporains restent peu valorisés. En littérature aussi, le déséquilibre est patent : les élèves étudient les écrivains français Molière, Victor Hugo ou Albert Camus, mais moins en profondeur les Sénégalais comme Cheikh Hamidou Kane, Aminata Sow Fall ou Birago Diop.
En philosophie, les programmes du baccalauréat continuent de privilégier René Descartes, Emmanuel Kant ou Jean-Jacques Rousseau, avec peu de place accordée aux traditions philosophiques africaines ou aux penseurs contemporains du continent.
Outre le contenu des disciplines, les formes mêmes de savoir valorisées posent question. Les savoirs endogènes – ceux transmis par l’oralité, par l’expérience, par les pratiques sociales – sont largement absents des curricula. L’école les ignore, parfois les stigmatise, comme si seule la connaissance académique, écrite et codifiée à l’occidentale méritait d’être transmise.
Au-delà de la marginalisation des savoirs africains, ce modèle renforce le fossé entre l’école et la société. Il prépare à des trajectoires d’expatriation ou à des concours formatés, plutôt qu’à des engagements locaux, citoyens et productifs. Ce décalage nuit à l’utilité même de l’école, qui ne répond plus aux besoins économiques, sociaux et culturels du pays. D’où l’urgence d’une réforme qui ne soit pas simplement pédagogique mais aussi politique, identitaire, économique et civilisationnelle.
Réformer les programmes d’enseignement est donc une question majeure de souveraineté intellectuelle. Dans un contexte mondial marqué par les recompositions géopolitiques et les tensions identitaires, une nation qui n’enseigne pas son histoire, sa géographie, ses savoirs, se condamne à rester en marge du récit mondial. Enseigner l’Afrique à l’Afrique, le Sénégal au Sénégal, c’est faire le choix d’une école qui ne reproduit plus des modèles importés, mais qui construit ses propres repères, en lien avec son territoire, son histoire et ses aspirations.
Qu’est-ce qui doit changer concrètement ?
La réforme doit porter à la fois sur les contenus, les langues, les méthodes et les finalités de l’enseignement.
Sur les contenus, il s’agit d’équilibrer les curricula en intégrant les savoirs africains, les figures historiques du continent, les littératures africaines, les traditions philosophiques endogènes et les expériences sociales locales. Il ne s’agit pas de rejeter les savoirs dits universels, mais de les recontextualiser.
Enseigner l’écologie à partir des pratiques agricoles locales, mobiliser les contes africains pour développer le langage, ou introduire les résistants sénégalais dans les manuels d’histoire ne sont pas des options folkloriques. Ce sont de puissantes voies d’ancrage culturel et de pertinence pédagogique.
Concernant la langue d’apprentissage, une évolution est également nécessaire car la recherche montre que les apprentissages fondamentaux se construisent plus solidement lorsque l’enfant reçoit un enseignement dans sa langue maternelle. Le maintien du français comme unique langue d’enseignement dès les premières années crée ainsi une barrière linguistique et cognitive, empêchant les élèves de penser le monde avec les mots de leur culture.
L’intégration progressive des langues nationales – wolof, sérère, pulaar, etc. – dans l’enseignement fondamental apparaît donc non seulement comme souhaitable, mais véritablement essentielle pour une meilleure appropriation des apprentissages.
Quant aux formes de savoir, il faut reconnaître la valeur éducative des savoirs endogènes telles que les pharmacopées traditionnelles, les mathématiques présentes dans l’artisanat, les formes orales de transmission ou les savoir-faire locaux. Ces contenus doivent sortir de la marginalité pour devenir matière à réflexion, à recherche et à transmission.
Enfin, l’école doit valoriser les compétences utiles au développement du pays, à savoir l’esprit d’analyse avec une grille de lecture locale, la culture entrepreneuriale, les capacités à travailler dans l’agriculture, les services ou l’artisanat, souvent plus représentatifs du tissu socio-économique réel que les filières généralistes surreprésentées.
Comment réussir une telle réforme ?
La réforme curriculaire ne peut être pensée comme une série d’initiatives isolées ou de projets pilotes, comme cela a été trop souvent le cas par le passé. Elle doit être globale, cohérente et structurelle.
Elle suppose d’abord une volonté politique forte, car toucher aux programmes, c’est toucher au cœur du projet de société. Il faut oser remettre en cause les héritages coloniaux, réécrire les programmes à partir des réalités sénégalaises, repenser les finalités de l’éducation non plus comme une sortie vers l’ailleurs, mais comme une insertion et une transformation de l’ici.
Cette réforme, pour être à la hauteur de ses ambitions, demande aussi un investissement massif dans la formation des enseignants. On ne peut exiger d’eux qu’ils valorisent des savoirs endogènes ou enseignent dans les langues nationales sans les y avoir formés. Parler une langue ou connaître un domaine n’est pas le seul pré-requis pour pouvoir l’enseigner. Il faut donc revoir la formation initiale, les concours, les manuels scolaires, les outils pédagogiques et les critères d’évaluation des compétences des élèves.
Il convient également de mobiliser la recherche et les ressources nationales. Les universités, les instituts de pédagogie, les conteurs ou encore les artisans doivent être mis à contribution pour reconstruire un patrimoine éducatif national. Il faut éditer de nouveaux manuels, concevoir des outils ancrés dans le territoire afin de permettre aux enseignants de s’appuyer sur des contenus légitimes, validés, accessibles.
Enfin, il faudra affronter les freins au changement car les résistances à une réforme curriculaire n’ont pas disparu. Elles tiennent à des raisons historiques, institutionnelles, mais aussi symboliques. L’école est encore perçue, dans de nombreuses familles, comme un moyen de sortir du local, de rejoindre un univers de réussite associé à l’Occident et à l’expatriation.
Modifier les programmes en faveur de contenus africains peut alors apparaître, à tort, comme un renoncement à cette ambition. Autre aspect à ne pas négliger, les financements de l’aide internationale en matière d’éducation s’accompagnent souvent de prescriptions implicites ou explicites sur les modèles pédagogiques à adopter.
![]()
Laurent Bonardi does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.
– ref. Sénégal : réformer l’enseignement, un acte de souveraineté intellectuelle vital – https://theconversation.com/senegal-reformer-lenseignement-un-acte-de-souverainete-intellectuelle-vital-262138
