Nana-Benz du Togo : comment les importations chinoises de tissus africains ont nui aux célèbres commerçantes

Source: The Conversation – in French – By Fidele B. Ebia, Postdoctoral fellow, Duke Africa Initiative, Duke University

La fabrication des tissus imprimés africains s’est déplacée vers la Chine au XXIe siècle. Bien qu’ils soient largement consommés dans les pays africains et symbolisent le continent, l’essor du « made in China » a porté un coup dur aux commerçantes africaines qui ont longtemps dominé la vente et la distritbution des ces tissus.

Pendant plusieurs décennies, Vlisco, le groupe textile néerlandais fondé en 1846 et dont les produits étaient fournis à l’Afrique de l’Ouest par des maisons de commerce européennes depuis la fin du XIXe siècle, a dominé la fabrication de ces tissus. Mais au cours des 25 dernières années, des dizaines d’usines chinoises ont commencé à fournir des tissus imprimés africains aux marchés d’Afrique de l’Ouest. Qingdao Phoenix Hitarget Ltd, Sanhe Linqing Textile Group et Waxhaux Ltd sont parmi les plus connues.

Nous avons mené une étude afin de déterminer comment l’essor des tissus fabriqués en Chine a affecté le commerce des tissus imprimés africains. Nous nous sommes concentrés sur le Togo. Bien que ce soit un petit pays avec une population de seulement 9,7 millions d’habitants, la capitale, Lomé, est la plaque tournante du commerce textile en Afrique de l’Ouest.

Nous avons mené plus de 100 entretiens avec des commerçants, des vendeurs de rue, des agents portuaires ou des courtiers, des représentants du gouvernement et des représentants d’entreprises manufacturières afin de comprendre comment leurs activités ont évolué.

Les textiles africains imprimés « Made in China » sont nettement moins chers et plus accessibles à une population plus large que les tissus Vlisco. Nos observations sur le célèbre marché Assigamé de Lomé ont révélé que les textiles africains imprimés chinois coûtent environ 9 000 CFA (16 dollars américains) pour six mètres, soit une tenue complète. Le wax hollandais (50 000 CFA ou 87 dollars américains) coûte plus de cinq fois plus cher.

Les données sont difficiles à obtenir, mais nos estimations suggèrent que 90 % des importations de ces tissus au port de Lomé en 2019 provenaient de Chine.

Un commerçant togolais résume ainsi l’attrait de ces produits :

Qui pourrait résister à un tissu qui ressemble au vrai Vlisco, mais qui coûte beaucoup moins cher ?

Notre étude montre comment l’arrivée des tissus fabriqués en Chine a fait perdre à Vlisco sa position dominante sur le marché. Elle a aussi brisé le monopole qu’avaient les commerçantes togolaises sur le commerce des tissus néerlandais.

Ces commerçantes, surnommés les Nana-Benz en raison des voitures de luxe qu’elles conduisaient, avaient, en dépit de leur petit nombre, un poids économique et politique énorme. Leur influence politique était telle qu’elles étaient les principaux soutiens du premier président du Togo, Sylvanus Olympio, lui-même ancien directeur de la United Africa Company, qui distribuait des tissus néerlandais.

En échange, Olympio et le général Gnassingbé Eyadéma, au pouvoir pendant de longues années, leur accordèrent des avantages politiques, tels que des impôts réduits, afin de soutenir leurs activités commerciales. Dans les années 1970, le commerce des tissus africains imprimés était considéré comme aussi important que l’industrie du phosphate, principal produit d’exportation.

Les Nana-Benz ont depuis été évincées, leur nombre passant de 50 à environ 20. De nouvelles commerçantes togolaises, connues sous le nom de Nanettes ou « petites Nanas », ont pris leur place. Si elles se sont taillé une place dans le commerce du textile avec la Chine, elles ont toutefois un statut économique et politique moins important. À leur tour, elles sont de plus en plus menacées par la concurrence chinoise, notamment dans le domaine du commerce et de la distribution.




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Depuis l’époque coloniale, les femmes commerçantes africaines ont joué un rôle essentiel dans la vente en gros et la distribution de tissus néerlandais sur les marchés d’Afrique de l’Ouest. À partir des années 1950, lorsque de nombreux pays de la région ont accédé à l’indépendance, le Grand Marché de Lomé – ou Assigamé – est devenu la plaque tournante du commerce des tissus imprimés africains.

Alors que les pays voisins, comme le Ghana, limitaient les importations dans le cadre de leurs efforts pour promouvoir l’industrie locale, les commerçantes togolaises avaient obtenu des conditions très avantageuses : faibles taxes et accès direct au port de Lomé.

Les commerçantes togolaises connaissaient mieux les goûts de la clientèle majoritairement féminine d’Afrique de l’Ouest que les créateurs néerlandais, principalement masculins. Les Nana-Benz ont activement participé au processus de production et de création des textiles imprimés africains. Elles choisissaient les motifs, donnaient des noms aux tissus, et savaient exactement ce qui faisait vendre leurs tissus.

Ce commerce leur a permis d’acquérir une telle richesse qu’elles ont été surnommées les « Nana-Benz » en référence aux voitures qu’elles achetaient pour collecter et transporter leurs marchandises.

L’exclusivité des Nana-Benz sur le commerce et la vente au détail de tissus imprimés africains sur les marchés d’Afrique de l’Ouest a été remise en cause. Alors que Vlisco a réagi à la baisse de ses revenus (plus de 30 % au cours des cinq premières années du XXIe siècle) due à la concurrence chinoise, le rôle des commerçantes togolaises dans la chaîne d’approvisionnement des tissus néerlandais a été réduit.

Le monopole de Nana-Benz a été aussi sur le commerce et la distribution des tissus hollandais. Avec l’arrivée massive des tissus chinois, les ventes de Vlisco ont chuté de plus de 30 % au début du 21e siècle. Cette situation a affaibli le rôle des commerçantes togolaises dans la chaîne d’approvisionnement des tissus néerlandais.

Vlisco a ouvert plusieurs boutiques en Afrique occidentale et centrale, à commencer par Cotonou (2008), Lomé (2008) et Abidjan (2009). Les Nana-Benz qui ont survécu – environ 20 sur les 50 d’origine – sont devenues des revendeuses sous contrat. Elles doivent désormais respecter des règles strictes sur les prix et les ventes.

Si les nouveaux négociantes togolaises, connues sous le nom de Nanettes, sont impliquées dans l’approvisionnement en textiles en provenance de Chine, leur poids économique et politique est moindre. Elles sont environ 60 à exercer cette activité.

Anciennes vendeuses de textiles et d’autres petits articles dans la rue, les Nanettes ont commencé à se rendre en Chine au début des années 2000 pour s’approvisionner en textiles imprimés africains. Elles participent à la commande et au conseil pour la fabrication de textiles imprimés africains en Chine et à leur distribution en Afrique.

Si beaucoup de Nanettes commandent des marques chinoises courantes, certaines possèdent et commercialisent leurs propres marques. Parmi celles-ci figurent des modèles désormais bien connus à Lomé et en Afrique de l’Ouest, tels que « Femme de Caractère », « Binta », « Prestige », « Rebecca Wax », « GMG » et « Homeland ».

Contrairement à leurs prédécesseurs (les Nana-benz), les Nanettes se taillent une plus petite part du marché en vendant des tissus chinois moins chers. Bien que les volumes commercialisés soient importants, les marges sont plus faibles en raison du prix de vente final beaucoup plus bas que celui des tissus néerlandais.

Après s’être approvisionnées en tissus imprimés africains en Chine, les Nanettes vendent en gros à des commerçants locaux indépendants ou « vendeurs », ainsi qu’à des commerçants des pays voisins. Ces derniers divisent leurs stocks et les revendent par petites quantités aux vendeurs de rue.

Tous les tissus imprimés africains provenant de Chine arrivent en Afrique de l’Ouest sous forme de produits incomplets, c’est-à-dire sous forme de rouleaux de tissus de six ou douze mètres. Les tailleurs et couturières locaux confectionnent ensuite des vêtements selon les goûts des consommateurs. Certains créateurs de mode ont également ouvert des boutiques où ils vendent des vêtements prêt-à-porter confectionnés à partir de rouleaux de tissus imprimés africains et adaptés au goût local. Ainsi, même si le monopole des Nana-Benz s’est affrité, une partie de la valeur ajoutée est captée au niveau local.

Depuis la pandémie de COVID-19, les acteurs chinois se sont davantage impliqués dans les activités commerciales, et pas seulement dans la fabrication. Cette évolution pourrait marginaliser des acteurs locaux, déjà exclus de la fabrication, du commerce et de la distribution, qui constituent les maillons de la chaîne de valeur. Le maintien de leur rôle, qui consiste à adapter les produits à la culture et aux tendances locales et à relier l’économie formelle et informelle, est essentiel non seulement pour les commerçants togolais, mais aussi pour l’économie dans son ensemble.

The Conversation

Rory Horner bénéficie d’une bourse de la British Academy Mid-Career Fellowship. Il est également chercheur associé au département de géographie, gestion environnementale et études énergétiques de l’université de Johannesburg.

Fidele B. Ebia does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

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