Sur la scène électro, publier un remix illégal peut booster une carrière…

Source: The Conversation – France (in French) – By Amandine Ody-Brasier, Associate Professor of Organizational Behavior, McGill University

Moins de 10% des DJs d’Electronic Dance Music sortent des remixes ne respectant pas le droit d’auteur Shutterstock

Dans la scène EDM – pour electronic dance music, un sous-genre de la musique électronique orienté clubs et festivals – publier un remix sans autorisation ni payer de droits d’auteur peut paradoxalement servir une carrière, même si la pratique est illégale. Une étude montre que ces remixes pirates (bootlegs) ne nuisent pas toujours à la réputation d’un DJ : tout dépend des intentions perçues.


Dans la plupart des secteurs, enfreindre la loi peut mettre fin à une carrière. Mais dans le monde de la musique électronique, et notamment dans la scène EDM, certaines formes d’illégalité peuvent avoir l’effet inverse.

Notre récente étude montre que les DJs qui publient des remixes illégaux – appelés bootlegs – augmentent leurs chances d’être engagés pour des concerts, mais à une condition : lorsque leur démarche est perçue comme bénéficiant à la communauté dans son ensemble, et pas comme une stratégie opportuniste.

La majorité des artistes EDM soutiennent et respectent le droit d’auteur. Ils savent que diffuser un remix en ligne sans l’autorisation du titulaire des droits est illégal. Ils reconnaissent aussi l’importance du respect du travail d’autrui, comme en témoignent les excuses publiques du DJ néerlandais Hardwell dans un conflit avec le groupe Swedish House Mafia au sujet de trois bootlegs.

Pourtant, dans la pratique, les bootlegs ne sont pas systématiquement condamnés, et peuvent même parfois être encouragés par la communauté.

Tous les « bootlegs » ne se valent pas

Nous avons analysé les parcours de près de 39 000 DJs répartis dans 97 pays entre 2007 et 2016, en suivant leur activité de production musicale et leurs performances en concert. Compte tenu des risques juridiques et de réputation, les remixes illégaux restent relativement rares : selon nos données, moins de 10 % des DJs EDM publient des bootlegs en ligne.

Mais ceux qui le font obtiennent en moyenne plus de dates de concerts que ceux qui se concentrent sur des remixes officiels ou des morceaux originaux.

Pour comprendre ce paradoxe, nous avons complété notre analyse par une enquête auprès d’experts, une expérience en ligne menée avec près de 900 fans d’EDM, et des entretiens avec 34 professionnels du secteur (DJs, organisateurs, producteurs…).

Mains de DJ
Le bootlegging désigne le remix, le montage ou la diffusion non autorisés d’un morceau, sans l’accord de l’artiste original ou du détenteur des droits.
(Shutterstock)

Fait intéressant, les bootlegs ne sont pas perçus comme plus créatifs, de meilleure qualité ou plus accrocheurs que les autres types de morceaux. Alors pourquoi certains DJs en tirent-ils des bénéfices ?

La réponse réside dans la manière dont la communauté EDM perçoit les intentions du bootlegger.

Quand le désintéressement paie

Nous avons constaté que les artistes considérés comme désintéressés – c’est-à-dire transgressant la loi pour contribuer à la communauté – étaient souvent récompensés, malgré l’illégalité de leur geste.

Lorsqu’un bootleg est vu comme un hommage à un pair, un « cadeau » aux fans ou un moyen de faire revivre un titre culte, cela suscite un soutien communautaire. Concrètement, d’autres membres de la scène EDM peuvent alors offrir à l’artiste davantage d’opportunités de jouer en concert ou d’assurer des premières parties.

Ainsi, partager un bootleg en ligne augmente le nombre de prestations mensuelles en première partie de 4,4 % – soit deux fois plus que la sortie d’un remix officiel ou d’un morceau original.

C’est ce qui explique certaines trajectoires inattendues, comme celle du jeune DJ Imanbek Zeikenov, qui a remixé « Roses » de Saint Jhn sans autorisation en 2019 et l’a publié en ligne.

La communauté EDM a accueilli ce remix avec enthousiasme, propulsant la carrière de Zeikenov. Il est aujourd’hui un artiste reconnu et a même assuré la première partie de Saint Jhn, l’artiste original.

Cela montre que la scène EDM valorise fortement les actes perçus comme désintéressés. À l’inverse, quand un bootleg semble opportuniste, l’enthousiasme s’éteint rapidement.

Un bootlegger perçu comme intéressé peut ainsi voir ses opportunités chuter de 10 %.


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Les normes informelles priment parfois sur la loi

Dans de nombreuses communautés professionnelles, des normes informelles coexistent avec la législation. En général, plus la loi s’aligne avec les valeurs du milieu, plus elle est appliquée avec rigueur.

Mais dans des cas plus ambigus, la conformité devient discrétionnaire : c’est alors à la communauté d’interpréter les actes illégaux et de décider si elle les sanctionne ou non.

Dans l’EDM, bien que le droit d’auteur existe, il n’est pas toujours appliqué à la lettre. Ce vide est comblé par des normes professionnelles implicites : des règles tacites sur le remix, la collaboration ou le crédit.

Comme le montre notre étude, cette zone grise a permis l’émergence d’un système dans lequel certains artistes peuvent enfreindre la loi… tout en recevant le soutien de leurs pairs – à condition que leurs intentions soient perçues comme altruistes et bénéfiques à la communauté.

Enfreindre les règles, mais pour de bonnes raisons

Il est essentiel de rappeler que les artistes EDM ne promeuvent pas l’illégalité en tant que telle. Les DJs interrogés décrivent le bootlegging comme une pratique de nécessité, née du manque de moyens pour négocier les droits.

Dans ce milieu, le soutien dépend moins du respect strict de la loi que de la perception de l’intention. Pour les DJs émergents, cela crée un équilibre délicat : enfreindre la loi reste risqué, mais dans certains cas, cela peut paradoxalement ouvrir la voie à une carrière reconnue.

Et ce phénomène ne se limite pas à la musique. D’autres professions créatives où le désintéressement est valorisé peuvent suivre la même logique. Le monde académique ou celui des technologies en offrent des exemples. Ainsi, une violation de brevet en biotechnologie peut être jugée différemment, au moins en partie, en fonction des intentions perçues du chercheur.

En fin de compte, ce sont les motivations attribuées à l’acte qui déterminent s’il est toléré, ignoré… ou même récompensé. Parfois, enfreindre la loi peut ainsi être une rampe de lancement – à condition de le faire pour les bonnes raisons.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Sur la scène électro, publier un remix illégal peut booster une carrière… – https://theconversation.com/sur-la-scene-electro-publier-un-remix-illegal-peut-booster-une-carriere-255059