Source: The Conversation – in French – By Jean-Marc Figuet, Professeur d’économie, Université de Bordeaux
Pour les mercantilistes, la puissance d’un État se mesurait à sa capacité à contrôler la monnaie et les flux qu’elle génère. Avec le Genius Act, Donald Trump a semble-t-il trouvé l’occasion d’étendre l’« exorbitant privilège » du dollar à la crypto-économie.
En juillet 2025, le Congrès américain a adopté le Genius Act, première loi fédérale encadrant l’usage des stablecoins, ces crypto-actifs indexés sur le dollar. Contrairement au bitcoin, dont le cours est très volatil, ces « jetons stables » sont conçus pour maintenir en permanence une parité de 1 pour 1 avec le dollar. Le plus important d’entre eux, Tether (USDT), représente aujourd’hui plus de 160 milliards de jetons en circulation, et son principal concurrent, USD Coin (USDC), environ 60 milliards, soit un encours total de stablecoins en dollar de l’ordre de 250 milliards à 260 milliards de dollars (entre 215 milliards et 224,5 milliards d’euros).
Donald Trump a qualifié ce texte de « formidable », car loin d’être un simple ajustement technique, il marque un tournant dans la stratégie monétaire américaine. Après avoir utilisé massivement les droits de douane comme arme économique, Trump lance désormais une nouvelle étape que l’économiste français Éric Monnet qualifie de crypto-mercantilisme : la diffusion de stablecoins adossés au dollar pour renforcer la puissance monétaire américaine.
Du mercantilisme au crypto-mercantilisme
Historiquement, le mercantilisme désigne un ensemble de pratiques économiques visant à enrichir l’État par l’accumulation de métaux précieux et la maîtrise du commerce extérieur. En France, la controverse Bodin–Malestroit au XVIe siècle, illustre ce lien entre monnaie et pouvoir. Malestroit attribuait la hausse des prix à l’altération monétaire, issue de la réduction du poids en métal des pièces. Jean Bodin y voyait surtout la conséquence de l’afflux d’or et d’argent en provenance des Amériques. Pour Bodin, père du mercantilisme et précurseur de la théorie quantitative de la monnaie, l’abondance de liquidités accroît le pouvoir des États qui les contrôlent mais engendre l’inflation.
Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Angleterre, la France ou l’Espagne créèrent des compagnies de commerce monopolistiques, imposèrent des barrières douanières et cherchèrent à maximiser leurs exportations pour accumuler métaux et devises. Si le mercantilisme permit le financement des armées, la construction de flottes marchandes, il généra aussi l’expansion coloniale, des tensions commerciales et des guerres…
Le crypto-mercantilisme transpose ce raisonnement dans l’univers numérique par l’émission d’instruments financiers et monétaires digitaux.
Le Genius Act
Le Genius Act définit le stablecoin de paiement comme un jeton numérique adossé au dollar (par exemple, 1 stablecoin pour 1 dollar), intégralement garanti par des actifs liquides (dépôts bancaires, bons du Trésor). Seules des institutions agréées (banques, coopératives de crédit ou entreprises supervisées) peuvent en émettre. Ce cadre légal ouvre la voie à une diffusion massive des stablecoins. Les banques américaines se préparent à lancer leurs propres jetons. Les GAFAM, comme Meta, sont également en première ligne pour intégrer ces instruments sur leurs plates-formes. Mastercard collabore, depuis 2021, avec Circle, l’émetteur de l’USDC. Un premier accord a permis d’utiliser ce stablecoin pour régler certaines transactions sur le réseau Mastercard, coopération qui a depuis été progressivement étendue et continue de monter en puissance.
La stratégie repose sur l’effet réseau. Les flux de stablecoins internationaux se concentrent fortement hors des États-Unis, en particulier en Asie et en Amérique du sud, reflétant une demande globale pour le dollar numérique dans les paiements transfrontaliers. Ces transactions sont souvent plus rapides et moins coûteuses que les circuits bancaires classiques. En encourageant leur expansion, Washington étend la zone d’influence du dollar bien au-delà de son système bancaire national. Cette dynamique pourrait contraindre les grandes plates-formes étrangères à s’aligner sur ce modèle si elles veulent rester compétitives sur les marchés mondiaux des paiements. Lors de l’émission, les émetteurs de stablecoins achètent massivement des bons du Trésor pour garantir leurs réserves. Ainsi, un nouveau canal privé de financement de la dette publique américaine apparaît.
Le crypto-mercantilisme américain s’analyse donc comme un double mouvement. D’une part, la consolidation de la suprématie du dollar dans les échanges mondiaux. D’autre part, la captation de nouveaux flux financiers privés pour soutenir le marché des bons du Trésor.
Les risques internes et externes
Sur le plan interne, l’essor des stablecoins peut affaiblir la transmission de la politique monétaire. Si les agents privilégient les jetons numériques pour leurs paiements et leur épargne, la demande de dépôts bancaires diminue, réduisant ainsi la capacité des banques à financer l’économie réelle. Le risque d’un digital bank run, c’est-à-dire une ruée numérique vers un remboursement en dollar est bien réel. En effet, au moindre doute sur la solvabilité d’un émetteur, des millions d’utilisateurs peuvent, en quelques clics, demander le rachat de leurs stablecoins contre des dollars. L’émetteur doit alors liquider les bons du Trésor en réserve pour faire face aux demandes, ce qui peut transformer une inquiétude ponctuelle en crise de liquidité. Or, la confiance, est au cœur de la stabilité financière. Tirole alerte sur le fait que des renflouements massifs pourraient reposer sur les contribuables. Gorton et Zhang dressent un parallèle avec le free banking du XIXe siècle, où des banques privées émettaient leurs propres billets, souvent au prix d’une instabilité chronique. La Réserve Fédérale américaine, créée en 1913, fut la réponse gouvernementale à cette instabilité.
Sur le plan externe, le risque est la perte de souveraineté monétaire des États, déjà fortement dépendants des infrastructures de paiement américaines (Apple Pay, Google Pay, Mastercard, Visa…). La BCE a exprimé ses inquiétudes. Si les Européens utilisent massivement des stablecoins en dollar, elle perd la totale maîtrise de sa politique monétaire car leur usage rompt le lien de convertibilité directe entre la monnaie scripturale et la monnaie centrale. À ce stade, les tentatives de créer des stablecoins en euro restent marginales. L’EURC, stablecoin en euro émis par Circle, représente aujourd’hui un encours de l’ordre de 170 millions à 200 millions d’euros, quand l’USDC pèse près de 60 milliards de dollars (51,8 milliards d’euros) et l’USDT plus de 160 milliards de dollars (plus de 138 milliards d’euros). L’écart de taille est donc spectaculaire et illustre le risque de « dollarisation numérique » de fait si aucune alternative crédible libellée en euro n’est proposée.
L’euro numérique est présenté comme une réponse pour limiter cette dépendance. La BCE insiste sur la nécessité d’un instrument public capable d’offrir une alternative sûre, liquide et universellement accessible. L’euro numérique contribue à la stabilité monétaire, lutte contre les monopoles privés de paiement et incarne un symbole de l’unité européenne. À la différence d’un stablecoin, l’euro numérique sera une nouvelle forme de monnaie de banque centrale, c’est-à-dire une créance directe sur la puissance publique, au même titre que les billets, et non un jeton géré par des acteurs privés.
Un ordre monétaire international en recomposition
Le mercantilisme classique s’appuie sur les métaux précieux et le commerce maritime. Son avatar numérique combine la réglementation publique et l’innovation privée pour prolonger l’hégémonie du dollar. Mais ce renforcement s’accompagne d’une fragmentation accrue car l’émergence de stablecoins, de monnaies numériques de banque centrale ou d’initiatives concurrentes, ici et ailleurs, dessine un ordre monétaire international plus instable et conflictuel. La révolution monétaire est en marche.
Pour les États-Unis, la stratégie est claire : maintenir l’« exorbitant privilège » du dollar, même au prix d’une désintermédiation du rôle de la Réserve Fédérale. La domination du dollar repose sur un équilibre fragile entre confiance internationale et capacité d’innovation financière. Le crypto-mercantilisme peut prolonger cet avantage, mais en l’exposant à de nouvelles vulnérabilités.
Pour l’Europe, et le reste du monde, le défi est désormais de ne pas subir cette dollarisation numérique, mais d’y répondre. L’euro numérique illustre cette volonté de bâtir un contrepoids crédible, à la fois pour protéger la souveraineté monétaire et pour offrir une alternative de confiance dans les paiements du futur.
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Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics.
– ref. Le crypto-mercantilisme américain ou comment prolonger l’hégémonie du dollar par les stablecoins – https://theconversation.com/le-crypto-mercantilisme-americain-ou-comment-prolonger-lhegemonie-du-dollar-par-les-stablecoins-266690
